Tandis que je m'adonnerai sans vergogne aux joies ineffables du câblage, j'aimerais faire découvrir à ceux d'entre vous qui ne le connaîtraient pas et faire relire à ceux qui le connaissaient ce texte que Marcel Aymé écrivit dans le Crapouillot en 1950 sur la liberté d'expression.
Bien que 62 ans nous en séparent, il me semble que ce qu'il dénonce explique certains aspects de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.
Vue sa longueur, je le publierai en deux fois. Bonne lecture !
En 1944, lorsque au gouvernement légal du maréchal Pétain succédait un gouvernement de fait, celui du général de Gaulle, il n'y avait pas de loi qui reconnût et réprimandât le délit d'opinion (cela n'empêchait pas les Allemands de le réprimer). Il eût été naturel d'en forger une qui déclarât passibles, désormais, de telle ou telle peine, les professions de foi hitlériennes et antigaullistes. On sait bien que les nécessités d'un gouvernement de fait ne sont pas souvent compatibles avec l'exercice de la liberté et, dans l'euphorie de la Libération, les Français auraient accepté le régime de la trique sans trop rechigner. Ils devaient bientôt comprendre qu'il s'agissait, dans le genre, de quelque chose d'infiniment plus corsé. Ayant instauré la terreur et élevé la délation à la dignité d'une vertu (souvenons-nous des affiches invitant les Parisiens à dénoncer leurs voisins et connaissances), le gouvernement du général de Gaulle chercha un moyen de conférer au pur arbitraire l'apparence de la légalité. Le diable sait où il fit cette trouvaille, car elle était sans précédent dans les annales de la Justice et en opposition avec les principes fondamentaux de toute jurisprudence. On créa donc une loi réprimant le délit d'opinion, mais une loi à effet rétroactif. Ce monument de barbarie, de cynisme, d'hypocrisie, ce crime crapuleux contre l'humanité fut alors unanimement approuvé par tous ceux qui avaient l'autorisation d'écrire dans les journaux. Les grandes voix brevetées de la conscience française se prononcèrent carrément pour le déshonneur. Au moins, la magistrature française, horrifiée par ce barbarisme juridique, allait-elle faire bloc et protester d'un seul cri ? Pas du tout, car les juges, ayant prêté serment au Maréchal, tremblaient de peur dans leurs robes et n'avaient en tête que leur sécurité et leur avancement. Ces misérables auraient pu se contenter d'être les fonctionnaires de l'injustice, mais non. Au lieu d'appliquer la loi avec modération, ils firent infliger les peines les plus dures et rivalisèrent de lâcheté, de cruauté, de bassesse. A cette occasion, le niveau moral de la magistrature se révéla, dans l'ensemble, fort inférieur à celui des prisonniers de droit commun. A vrai dire, on s'en doutait déjà.
Les « délinquants » appartenaient à tous les milieux, à toutes les professions. Il suffisait d'avoir professé plus ou moins ouvertement des opinions collaborationnistes et d'être mal vu de sa concierge pour être jeté en prison où l'on attendait six mois, un an, ou davantage, la faveur de comparaître devant un tribunal. Bien souvent, dans les premiers temps de l'occupation, le prévenu était abattu sans autre forme de procès par des F.F.I. agissant soit dans un élan de fureur patriotique, soit par manière de récréation, mais le plus souvent pour s'emparer de ses dépouilles.
Le délit d'opinion devait être retenu principalement contre les écrivains, les journalistes et les hommes politiques (y compris les conseillers municipaux) qui s'étaient exprimés publiquement à propos des événements politiques durant l'occupation. Les fonctionnaires furent également traqués dans toutes les administrations. Il y avait à ces persécutions des raisons simples, logiques. D'une part les communistes entendaient profiter de l'occasion pour éliminer le plus grand nombre possible de leurs adversaires politiques et, éventuellement, les remplacer par des hommes de leur choix. D'autres part, les chefs de la Résistance ayant décidé de se récompenser de leur patriotisme, s'étaient octroyé le pouvoir en ne consultant que leurs appétits et, peu soucieux d'avoir des rivaux qui leur eussent disputé l'assiette au beurre, redoutant également de voir surgir dans le pays une opposition qui eût dénoncé leur flagrante incapacité, ils trouvèrent commode de tuer et d'emprisonner. A ce gouvernement dont les ministres n'étaient mandatés que par eux-mêmes ou par leurs femmes, il fallait une presse dévouée qui en dissimulât les abus et la médiocrité. A la Libération, des journalistes dont la plupart n'avaient pas plus de compétence professionnelle que les nouveaux hommes d’État, s'emparèrent des journaux, des locaux et du matériel, au mépris du droit des gens, car le comportement de leurs prédécesseurs sous l'occupation, eût-il été criminel, ne saurait être une excuse. Le fait que mon voisin vienne d'assassiner sa grand-mère ne m'autorise pas à m'emparer de son argenterie. Pour légitimer ces spoliations, il devenait nécessaire de couvrir d'opprobre les journalistes du temps de l'occupation et de les faire condamner par les tribunaux avec des attendus infamants .
Certes, il s'en fallait que tous les écrivains, journalistes et hommes politiques ayant tenu la plume ou le crachoir sous l'occupation eussent obéi à des motifs honorables. Il y en eut qui se montrèrent avec l'occupant d'une platitude écœurante mais c'était leur affaire et les tribunaux ne sont pas faits pour punir les flatteurs et les hypocrites. Pour bien d'autres, il y avait à redire quant à la pureté des intentions, comme à toutes les époques. En revanche, les maréchalistes de bonne foi étaient innombrables et même parmi les fascistes et les militants de l'Europe nouvelle, il ne manquait pas de convaincus. Du reste, quelles qu'eussent été les raisons profondes qui les animaient, tous avaient écrit et discouru dans la stricte légalité.
La répression du délit d'opinion fut organisée de façon impeccable. Les malpensants étaient déférés à des tribunaux d'exception, chargés de les envoyer au poteau, au bagne, en prison. Les jurés de ces tribunaux étaient désignés par des assemblées de conseillers généraux et d'arrondissement ; lesquels, ayant été eux-mêmes épurés, tenaient avant tout à faire preuve d'esprit partisan. Avec des jurés ainsi triés sur le volet, les débats, conduits par un président à la botte, devenaient le plus souvent une formalité pure et simple. On ne refusait rien au commissaire du gouvernement qui réclamait des peines exorbitantes afin de montrer qu'il était un grand résistant. J'ai assisté à une séance de la Cour de Justice, où l'on jugeait trois journalistes qui s'étaient rendus coupables, dans leurs écrits, de délits d'opinion. Deux furent condamnés à mort, le troisième aux travaux forcés à vie et, au cours des débats, comme l'un des avocats faisait observer que certain article reproché à son client n'avait fait que reproduire, aux termes près, les arguments de l'Humanité clandestine de 1940, le commissaire du gouvernement s'éleva avec véhémence contre ce manque d'égards à un parti tout-puissant, et le Président lui-même, craignant qu'en haut lieu on ne le soupçonnât d'impartialité, fit écho à cette protestation. L'effroyable tragédie de ces procès consistait en cela qu'ils étaient des simulacres et que l'accusé, le sachant, ne pouvait s'empêcher de défendre, comme s'il eût vraiment joué sa tête et que ses prétendus juges ne s'en fussent déjà partagé le prix. Le Maréchal, lui, eut assez de force de caractère pour se refuser à tenir un rôle dans la farce judiciaire et à donner le spectacle d'un espoir absurde à une presse ricanante. Face aux chargés de besogne du général, il resta muet d'un bout à l'autre du procès.
Parmi les condamnations frappant des hommes qui s'étaient rendus coupables du seul délit d'opinion, les plus remarquées furent celles de Béraud, de Brasillach et de Maurras. Béraud fut condamné à mort pour avoir écrit des articles anti-anglais qui, outre-Manche, ne lui auraient pas seulement valu une amende. Il paraît que l'Ambassade de Grande-Bretagne intervint auprès du chef de l’État pour que fût commuée cette sentence idiote qui eût risqué, en des temps plus normaux, de déclencher en France une crise d'anglophobie. L'accusation était si sotte, le déni de justice si manifeste, si provocant par son évidence, que le procès de Béraud, à lui seul, montre dans quelle dépendance honteuse la Résistance tenait les juges.
Brasillach eut à répondre de ses écrits politiques sous l'occupation, que chacun était en droit de trouver déplaisants, mais dont nul ne pouvait, de bonne foi, songer à lui faire un crime. Lui aussi eut la faiblesse de se défendre et avec toutes les ressources de son intelligence et de sa sensibilité, bien qu'il sût certainement à quoi s'en tenir sur ses juges. Il y a des natures généreuses qui ne se résignent pas à désespérer, même en dépit de l'évidence. Le commissaire du gouvernement, en parfaite connaissance de cause, réclama, et bien entendu obtint, la tête d'un innocent. Il paraît que, depuis, il fait une très belle carrière et que la mort de Brasillach lui a valu un bon grade dans la Légion d'honneur. C'était un nommé Rabour ou Raboul. On espéra un moment que le condamné obtiendrait commutation de peine. Une pétition circula en sa faveur et réunit les signatures de nombreux écrivains et artistes. Parmi ceux que je sollicitai personnellement, un seul refusa, ce fut M. Picasso, le peintre. Comme je lui demandais, avec toute la déférence à laquelle il est accoutumé, de signer cette pétition pour le salut d'un condamné à mort, il me répondit qu'il ne voulait pas être mêlé à une affaire qui ne le regardait pas. Sans doute avait-il raison. Ses toiles s'étaient admirablement vendues sous l'occupation et les Allemands les avaient fort recherchées. En quoi la mort d'un poète français pouvait-elle le concerner ?
Jusqu'au dernier jour, on crut que le général de Gaulle n'était pas absolument indifférent à la littérature et qu'il aimerait gracier un écrivain innocent. On ne pouvait se tromper plus lourdement. A lui aussi, la vie d'un poète était peu de chose et importait infiniment moins qu'un témoignage de satisfaction du Parti communiste. Peut-être aussi qu'il avait du goût pour les exécutions (sinon, comment aurait-il, sans une parole de réprobation ou d'apaisement, toléré les massacres des premiers mois de la Libération ?). Durant le temps qu'il fut au pouvoir, on chercherait en vain, dans sa vie publique, la moindre manifestation de générosité, de bonté, le plus petit élan de pitié ou de charité. L'homme est sec.
Pour Maurras, il ne pouvait être question de suspecter son patriotisme et l'on savait qu'aucune considération n'aurait pu l'empêcher de dénoncer publiquement ce qu'il croyait contraire aux intérêts du pays. On le savait même si bien qu'on décida de le réduire au silence par tous les moyens. C'est qu'avant la guerre, Maurras avait en France une situation exceptionnelle qui n'a pas d'équivalent aujourd'hui. Leader du parti monarchiste, ce n'était pas à ce titre qu'il devait son importance. Mais grand maître de l'Action française où il écrivait quotidiennement ses deux ou trois cents lignes, il était le critique officiel de la Troisième république. On comprend que les nouveaux messieurs de la Quatrième aient voulu se débarrasser d'un critique ayant si souvent alerté l'opinion publique. Ils avaient presque tout à cacher : l'inanité de leur politique, la corruption dans les ministères, dans les administrations, les abus de pouvoir, l'abaissement d'un peuple abruti par la terreur et le mensonge. Imagine-t-on, en 1945, Maurras libre d'écrire comme il l'était autrefois ? C'eût été la fin du régime. Le plus simple était de le faire condamner à mort, ce qui ne souffrait du reste aucune difficulté. Comme son innocence était patente et qu'on redoutait le mépris de nos alliés anglo-saxons dégoûtés par nos kermesses judiciaires, on n'osa pas fusiller un vieillard. La peine de mort fut commuée en celle des travaux forcés à vie. L'essentiel était qu'il se tût. Aujourd'hui encore, nos gouvernants ne sont pas pressés de lui rendre la liberté.
Mais il n'y a donc que des salauds sur cette foutue planète !
RépondreSupprimerAh non, j'oubliais les salopes qui compensent un peu. Magie de la langue française.
Finalement Erdogan a raison : avant de donner des leçons de morale à toute la planète, qu'on commence à balayer devant notre porte !
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