Un jour il m’a déclaré qu’il me classait en cinquième
position parmi les personnes les plus intéressantes qu’il ait rencontrées. Je me demande bien pourquoi. Quoique injustifié, ce propos est flatteur surtout venant de quelqu’un
de plus de quarante ans qu’on soupçonne en avoir rencontré plus de cinq. Même
si c’était au cours d’une de nos nombreuses conversations copieusement
arrosées. Joe A., si je tenais ce genre
de classement, y serait en excellente place.
En l’an de grâce 1990, suite à bien des vicissitudes, je
trouvai un poste de Prof de Français dans l’East End de Londres. Même si l’enseignant
était mieux traité là-bas qu’ici, mon salaire ne me permit de m’offrir pour
tout logement qu’une chambre meublée dans une maison occupée par 6 ou 7 autres
célibataires, tous mâles. Joe était l’un d’entre eux. Je ne sais comment nous
entrâmes en contact. On ne le voyait pas beaucoup vu qu’il travaillait de nuit
et que le reste du temps il ne sortait guère de sa cambuse. Comme, outre les sanitaires et les salles de
bains, nous partagions une cuisine, je suppose que c’est en préparant un repas
que nous en vînmes à parler…
Ça commence toujours comme ça : quelques mots sur la
pluie et le beau temps et en général ça s’arrête là. Sauf quand pour X raison
la conversation se poursuit, devient plus personnelle, qu’on se met à
raconter sa vie, ses joies, ses peines…
Ainsi j’appris que ce colloc travaillait comme préparateur de commandes d’un entrepôt
de disques. Qu’il était arrivé quelques années auparavant du Nicaragua où ses
Anglais de parents s’étaient installés et où il avait passé l’essentiel de sa vie. Il y
exerçait la noble profession de chasseur-pêcheur professionnel. Dans un camp où
il initiait de riches Américains aux joies de la pêche au tarpon ou de la
chasse en forêt vierge. Profession qu’il est, pour des raisons évidentes,
difficile d’exercer sur les bords de la Tamise. D’où sa reconversion.
Une anecdote qu’il me conta me laissa pour le moins perplexe :
un jour qu’après moult libations il était parti à la pêche en mer avec un
Américain qui bossait pour la CIA et une vague copine, une tempête tropicale
les avait emportés loin des côtes et durant quelques semaines ils avaient
dérivé quasi morts de faim et de soif, couverts de furoncles, brulés par le
soleil, buvant leur propre urine et le sang des rares poissons qu’ils pêchaient
et dont ils se nourrissaient. Leur martyre prit fin lorsque leur route croisa celle
d’un cargo américain qui les recueillit. Alors qu’avec ses compagnons d’infortune
ils s’étaient juré de ne plus jamais boire, ce fut l’occasion de prendre une
sacrée cuite ! Belle histoire mais qui sentait plus le scénario de film
que la vérité. Je me demandai s’il n’était pas un brin mytho… Sauf que… Quelque temps plus tard alors que nous étions
dans ses quartiers, il sortit d’un placard
un morceau de tissu blanc maculé de striures multicolores contenant des coupures de presse. Lesquelles
narraient son aventure. On relatait les recherches aériennes entreprises pour
les retrouver, d’abord à la une, puis en pages intérieures, on annonçait la fin des recherches jusqu’à ce qu’une manchette annonçât, bien
plus tard, ON LES A RETROUVÉS !
(Tout ça, bien entendu en espagnol). Le linge qui entourait ces souvenirs était
un tablier de cuisinier où tout à la joie de cet incroyable sauvetage l’ensemble
de l’équipage du cargo avait écrit quelques mots.
Nous en vînmes, avec un autre colloc irlandais, à fonder un « club »
dont l’activité consistait, le samedi, à confectionner un repas chacun notre
tour. C’était l’occasion de boire des coups jusqu’à plus soif et au-delà, de
tenir d’interminables conversations et d’agacer prodigieusement les autres en
squattant la cuisine. On se distrait comme on peut en terre étrangère…
Les aventures de Joe ne s’arrêtèrent pas à son escapade maritime. En 1979, les Sandinistes
renversèrent la dictature des Somosa, établissant la justice sociale et ruinant
accessoirement le pays. Les riches Américains ne vinrent plus. Le camp ferma.
Il se trouva fort dépourvu. Il tenta de survivre grâce à de menus trafics mais les
temps étaient bien difficiles. Il finit par rejoindre les Contras, soutenus d’abord
par l’Argentine puis par les États-Unis. Je ne vous raconterai pas les joyeux
massacres opérés par les deux camps qu’il me narra : ça découragerait les
partisans d’une guerre civile fraîche et joyeuse. Et puis éclata le scandale de
l’Irangate qui eut pour conséquence la fin de l’aide Étasunienne et la
nécessité pour les contras de s’accrocher au pinceau, vu qu’on les privait d’échelle…
Ils furent joyeusement massacrés par les gouvernementaux. Joe s’en tira,
parvint à rejoindre les USA puis l’Angleterre.
Un beau jour, Joe prit la décision héroïque de cesser de
boire et de fumer. Vu qu’il carburait à (au moins) une bouteille de vodka par
jour, il s’enferma quelque temps dans sa chambre afin de s’entretenir en tête à
tête avec le DT. Il en sortit vainqueur. Mais ce fut la fin du club. De mon
côté j’avais fait la rencontre d’une jeune personne avec qui je finis par me mettre
en ménage, quittant de ce fait la maison.
J’allai le voir de temps à autre. Et puis lui aussi trouva chaussure à
son pied, déménagea et nous nous perdîmes de vue.
Il m’arrive de penser à lui de temps en temps, de souhaiter
que les circonstances lui aient permis de renouer avec sa vraie vie, au
Nicaragua. Ou au moins de vivre un relatif bonheur en Angleterre, sans trop de
nostalgie…
Eh bien moi, je romprais net toute relation avec une personne ayant l'outrecuidance de me dire en face qu'elle connaît quatre personnes plus intéressantes que moi !
RépondreSupprimerBobillé, sinon…
Allez, je vous place sur le podium, cher Didier. Et merci pour l'appréciation du billet.
SupprimerIl y a plein d'anecdotes diverses dont je me suis retenu de faire mention afin que ce billet ne soit interminable et lassant. N'empêche que Joe a joué un rôle très important à un moment où ma vie semblait m'échapper. La profonde sagesse de cet homme qui en avait vu bien d'autres (et des bien corsées) m'a enseigné la prise de recul vis-à-vis des pauvres vicissitudes auxquelles la vie nous soumet. Grâce lui soit rendue. Où qu'il se trouve à présent !
RépondreSupprimerC'est un très beau billet.
RépondreSupprimerCeci dit, c'est quand même marrant, ça, de faire un classement des personnes les plus intéressantes qu'on a rencontrées. C'est très anglais, je trouve.
Ou nicaraguayen, allez savoir...
SupprimerC'est dingue !!
RépondreSupprimerVous avez rencontré Cizia Zykë !!
( Henry de Monfreid était déjà mort )
N'exagérons rien. Mais des aventuriers et des soudards riches en anecdotes plus croustillantes qu'édifiantes, j'en ai rencontré quelques uns. Tous n'avaient pas le classe ni la gentillesse de Joe.
SupprimerViva la muerte!!!
RépondreSupprimerVotre histoire m' a fait penser à cette chanson de Lavilliers.
Supprimerhttp://www.youtube.com/watch?v=N0UXpTGr05s
Moi, Lavilliers...
Supprimer"Il y a plein d'anecdotes diverses dont je me suis retenu de faire mention..."
RépondreSupprimerNe vous retenez pas et régalez-nous!
Non, parce qu'en fait ces anecdotes auraient eu leur place dans ce billet mais seules leur intérêt serait très limité. Si je les ai omises c'est par crainte d'écrire un article trop long et partant ennuyeux.
SupprimerUn personnage haut en couleur que ce Joe !
RépondreSupprimerEn effet. Quoique à première vue il n'avait rien de spécial.
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