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mercredi 16 mai 2012

Telfers meat pies (1)





« Quand on signe un contrat, il faudrait le lire ». Voilà ce que je me suis dit lorsque j’ai réalisé que mon salaire annuel m’avait été payé en 11 mensualités et que pour le mois d’août je pouvais toujours me fouiller avec une patte d’anguille. Il me fallait donc trouver du boulot si je souhaitais continuer à m’alimenter et me loger comme j’en avais pris très tôt la regrettable habitude.

Revenu à deux heures du matin d’un voyage en France avec ma « fiancée » du moment, je me réveillai cependant tôt et à neuf heures j’entrai dans une agence d’intérim à Stratford, histoire de me renseigner un peu sur les possibilités d’emploi.  Je fus très vite renseigné. Après que j’eus exprimé mon désir de travailler et donné mes coordonnées, le gars de l’agence me tendit une carte sur laquelle il avait griffonné un nom et une adresse. « Tu vas là-bas et tu demandes Mr Soandso, mon pote ! ». Le pote prit le volant, se rendit à Carpenters Road, E.15, en vue d’un éventuel entretien. J’arrivai devant un triste bâtiment de brique sur lequel s’affichait, un peu écaillé, le logo de Telfers meat pies. J’étais à bon port.

Je n’eus aucun mal à trouver Mr Soandso : on ne pouvait pas le manquer, ne serait-ce qu’au fait qu’il portait une blouse blanche et un de ces petits chapeaux tyroliens qui caractérisent le chef boucher. C’était un grand blond, très costaud, plutôt jovial d’aspect : un physique de meneur, quoi. Je lui tendis la carte qu’on m’avait donnée. A son vu, il appela un gars qui me demanda de le suivre, m’amena à un endroit où l’on me remit une cote, puis à un vestiaire où je la revêtis, et enfin à un atelier. J’étais allé à Stratford  avec la simple intention de me renseigner après une courte nuit, voilà que je me trouvais, une demie heure plus tard, métamorphosé en fier héros de la classe ouvrière. Et le meilleur était à venir.

Mon atelier abritait un four industriel d’une vingtaine de mètres de long  où, entraînés par un tapis roulant, se mitonnaient en une dizaine de minutes,  des friands. Le travail consistait à charger puis à décharger le four. Un quart d’heure au bout froid, un quart d’heure au bout chaud. Et pour ce qui était d’être chaud, il l’était ce bougre de bout ! De plus, en ce bel été de 1974, Londres bénéficiait d’’un de ces exceptionnels  temps chauds qui mènent à croire que tout peut arriver. Du côté froid, ça allait encore. Les friands crus arrivaient, bien rangés sur des plaques de métal,  sur des chariots à claies. Il s’agissait de disposer les plaques en ligne sur le tapis qui n’arrêtait pas de rouler en prenant garde qu’elles ne se chevauchent pas car ça aurait posé de menus problèmes à l’autre bout.

A l’autre extrémité, c’était plus coton. Les plaques  arrivaient chargées de friands cuits sur leurs plaques brûlantes. Il fallait saisir les plaques, les placer sur les claies du chariot, demander un nouveau chariot quand le premier était plein. Pour ce faire, on portait des gants de cuir que l’on complétait par des épaisseurs de toile de jute  afin de ne pas trop se brûler. La toile de jute se consumait vite au contact du fer des plaques. On en changeait souvent.

Pour me mettre tout de suite dans le bain, le grand Noir avec qui je faisais équipe me mit au chaud.

On n’avait pas une seconde de répit. Il ne fallait pas louper  la mise en place des plaques sur le chariot car le tapis n’arrêtait pas. Le pire c’était quand les plaques se chevauchaient suite à quelque incident de voyage.  Il fallait les secouer pour qu’elles se dégagent, on perdait quelques secondes, et il fallait ensuite aller encore plus vite pour dégager les autres afin d’éviter que la course inexorable du tapis n’amène trop de  plaques à tomber au sol car alors il aurait fallu les ramasser tandis que d’autres tomberaient et au bout d’un moment formeraient un tas  fumant dont on ne saurait approcher sans que les semelles fondent. D’où arrêt du four, grosse perte de marchandise et de temps.

Je m’aperçus bien vite que mon cher collègue prenait son temps pour venir me relayer à l’extrémité chaude. Mon quart d’heure faisait régulièrement 20 à 25 minutes. Ce que je n’appris que le lendemain, c’est qu’en fait nous étions une équipe de trois. Un au chaud, un au froid, et un en pause. Les deux braves Noirs se partageaient  mes pauses. Moi je n’arrêtais jamais. Solidarité ouvrière, quand tu nous tiens… Tant bien que mal, sans trop d’arrêts du four, j’arrivai à cinq heures.  J’étais noir de suie, je puais la sueur, j’avais les avant-bras striés de marques rouges de brûlures  mais j’avais fini ma première journée d’enfer. Et l’autre charlot qui n’arrivait pas ! Je n’en pouvais plus. Les plaques commençaient à tomber. Je gueulais son nom comme un âne mais monsieur n’arrivait pas.  Je finis par arrêter le four et courus voir le contremaître afin de lui expliquer la situation. On me proposa de faire des heures sup mais j’étais mort de fatigue et je devais rassurer ma « fiancée » qui ignorait mon nouveau statut…

Le lendemain, je m’apprêtais à rejoindre mon poste en enfer quand un gars m’appela : « Qu’est-ce que tu fais là, mon pote ? Tu travailles ici maintenant ? »  Je reconnus un jeune écossais, client du pub où je faisais le barman pour arrondir mes maigres émoluments d’assistant de français. Je lui expliquai que j’étais aux friands. « On peut pas te laisser là, mon pote ! Je vais aller voir le chef, on va te trouver un autre boulot ! » Ce qu’il fit. C’est ainsi que, sauvé in extremis de la damnation,  je pus connaître les joies ineffables  de la fabrication des saucisses de Francfort…

13 commentaires:

  1. On vous voit venir : vous visez le ministère de l'Industrie ! Cachottier, va !

    Ça sent le vrai vécu véritable, votre histoire.

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  2. Tut, tut, tut, Jacques Etienne, vous voulez finir comme Guerlain ou quoi?
    Suggérer que des Noirs n'auraient pas l'amour du travail chevillé au corps ça pourrait vous valoir des ennuis.
    Le début de votre histoire, très bien, ça sent la sueur, la classe ouvrière et les luttes sociales. Parfait. Mais après...
    Vous êtes sûr que vous n'avez pas confondu? Qu'ils n'étaient pas juste noirs de suie?
    En tout cas vous auriez pu vous abstenir de mentionner ce détail absolument sans importance et qui risque de conduire certains à faire des zamalgamenauséabonds. Vous savez comment sont les gens.
    N'oubliez pas ce qui s'est passé le 6 mai.
    Désormais, avant de faire quoi que ce soit, demandez vous toujours : qu'aurait fait François Hollande à ma place?

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    1. Si je continue le récit de mon mois en enfer (une saison aurait été au-dessus de mes forces !) vous verrez des Noirs, des Blancs, des Métissés, même. Des sympas, des moins sympas.

      Je ne sais pas ce qu'aurait fait Hollande en recevant une plaque de métal brûlant sur les pieds ou en se brûlant les deux avant-bras d'un coup sur une autre mal saisie. Je doute qu'il en ait jamais fait l'expérience. Et, entre nous, je m'en bats le coquillard.

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  3. "Modern times" à côté de ce texte c'est de la gnognote !

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  4. Je voudrais bien savoir combien d'élus socialistes et communistes ont connu ce genre d'expérience.
    Je parle des élus, pas des militants.

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    1. Très peu, probablement. Ils aiment le peuple de loin ou alors quand il les acclame. Et puis des esprits si distingués ne sauraient s'abaisser à de si basses tâches...

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  5. C'est comme en musique, une blanche vaut deux noires, vos camarades de galère l'avaient compris à l'insu de votre plein grès

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    1. On peut voir ça comme ça. En fait, à mes yeux, qu'ils aient été noirs, blancs, jaunes, verts ou mauves n'est pas important. Ce qui est fondamental, c'est que les anciens tendent à exploiter l'inexpérience des nouveaux.

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    2. Certes mais en musique, il n' y a pas de notes violettes, jaunes, vertes!

      Je doute que les nouveaux ministres exploitent leurs prédécesseurs et pourtant, ils le devraient.

      Taubira, connait bien la justice surtout les prud'hommes.

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  6. "les anciens tendent à exploiter l'inexpérience des nouveaux".
    Mais c'est normal ! Et encore vous devriez être content. Regardez ce qui est arrivé à ce jeune pompier, lors de son bizutage.
    Je vous laisse imaginer le sort qui vous aurait été réservé si vos deux collègues avaient eu "l'esprit pompier" ?

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    1. Voyons, Mildred ! J'en ai rétrospectivement du mal à m'assoir !

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