Ce n’est pas la montre de quelqu’un qui n’a pas raté sa vie, c’est une montre toute simple, dépouillée, fonctionnelle comme je les aime. Quand mon père est mort, il y a quelques semaines, j’ai voulu garder ce « souvenir ». J’ai pourtant horreur des « souvenirs ». Je préfère les vrais, ceux qu’on a dans la tête. Même s’il y en a beaucoup dont je me passerais. Depuis je la porte et, bien souvent, elle joue le rôle que je voulais lui assigner en l’adoptant : en regardant l’heure, je pense à lui. Et je regarde très fréquemment, l’heure…
A force d’y penser, j’ai fini par accepter bien des choses : la lente décrépitude des dernières années, l’agonie finale, se sont inscrites dans une logique, quittant la soi-disant injustice que constituerait une « triste fin » pour celle, toute simple, de la vie. Eh oui, ce n’est pas bien gai de voir la maladie dégénérative envahir peu à peu un être et finir par ne plus lui laisser qu’une vie végétative, on préférerait quelque chose de plus enlevé… Une mort en pleine forme, en quelque sorte, une « fin rigolote », ou à tout le moins pas « triste ». Une qui prend en traître, quand on s’y attend le moins. Qui provoque chez ceux qui restent un choc, une peine, qui engendre le deuil, les larmes et cet absurde sentiment d’injustice… Ce qu’on appelle une belle mort.
Comme si c’était mieux ! Comme s’il n’était pas préférable d’être préparé, doucement, dans la douleur aussi, à l’issue fatale ? Comme si finir par la considérer comme une délivrance, pour le mort comme pour les autres n’atténuait pas la peine…
Je suis réconcilié avec sa mort. Le suis-je avec lui ? Oui. Il y a longtemps que le processus était engagé. Il n’était pas parfait. La patience, la générosité, l’altruisme n’étaient pas ses points forts. Il n’était pas exempt de mesquineries diverses non plus. Mais qui l’est ? Ses colères, ses jugements hâtifs et injustes sur bien des gens m’ont un temps mis hors de moi. Avec le temps, j’ai fini par m’y résigner : il ne changerait pas. Pas plus que je ne changerais. Est-il possible que l’on change d’ailleurs ? Serait-ce même souhaitable ? Il est peut-être plus utile de se réconcilier avec soi-même. Ça aide à le faire avec les autres. Nous en étions donc venus, petit à petit, à un modus vivendi, à une acceptation mutuelle. Plutôt cordiale. Ce n’est déjà pas si mal…
Venu le temps des bilans, que me reste-t-il de ce père dont je me suis longtemps senti si différent ? Dans toutes les familles, je suppose, dans la mienne en tout cas, les parents ont tendance à se répartir les enfants : l’un est censé être « du côté » de son père, l’autre « du côté » de sa mère. Il arrive aussi qu’un enfant paraisse « sorti de nulle part », une sorte de SFNI (Sujet Familial Non Identifiable) en qui personne ne se reconnaît. Mouton noir, vilain petit canard, forcément, car on se reconnaît toujours dans le beau cygne ou le mouton de concours. J’étais dans ce schéma censé être le fifils à sa maman. Et puis la vie m’a montré qu’en fait, même si je devais quelques traits à ma mère, j’avais beaucoup emprunté à mon père : son envie de changer de lieu, d’occupation, ses impatiences, un relatif goût de l’entreprise mais avant tout un trésor inestimable : la résilience. Cette capacité de rebondir qui fait que, quelle que soit la violence du choc subi, on retrouve sa forme première et on peut, pas trop cabossé, continuer sa route. Ce qui amène à une vision plutôt optimiste quoique désabusée de l’existence.
Ne serait-ce que pour ça : un grand merci Papa ! Je continuerai, quelques années j’espère, à regarder, souvent, mes heures à ta montre.
C'est vrai que "les chênes qu'on abat" ça a plus de gueule que "la lente décrépitude des dernières années".
RépondreSupprimerMais qu'importe, puisqu'on ne choisit pas sa mort et encore moins la mort de son père.
Sans aucun pathos vous avez écrit un texte très émouvant.
J'espère quand même qu'elle est belle, la montre !
C'est singulier : lorsque mon oncle, mon plus que père, est mort voici bientôt 15 ans, la seule chose que j'ai accepté de lui, que sa femme me proposait, c'est... sa montre, une montre sans valeur, toute simple. Et je me disais qu'en l'acceptant (je ne portais alors pas de montre), qu'en la portant, je penserais à lui chaque fois que je regarderais l'heure. J'ai cessé de la porter, pour avoir failli la briser en bricolant (le bricolage, c'est pas mon fort), mais je l'ai conservée, bien sûr. Et je pense à mon oncle chaque jour.
RépondreSupprimerPour votre texte, il est du genre à ne pas commenter. Je vous dis seulement : respect !
Quelle est cette manie de garder la montre de son père, ce fut pareil pour moi.
RépondreSupprimerElle est dans son coffret celui de naissance, si je peux m'exprimer ainsi, je ne l'ai jamais portée, je suis incapable de supporter une objet à mon poignet.
De ma mère décédée cette année, rien si ce n'est une photographie.
Pour votre comme Y Yanka, rien à ajouter.
Vous m'énervez Jacques.Exilée,je suis et exilée je revendique! La montre de ... grand papa je veux. Ben oui mais non, je ne l'ai pas.Mais j'ai mieux. Tu te souviens, grand père, de nos petits déjeuners aux tripes, aux entrecôtes, aux casse-croutes à l'oignon et à l'ail, des déjeuners des anciens combattants, du voyage au Québec... Que du bonheur, parce qu'on l'a décidé et qu'il fallait partager!
RépondreSupprimerÉmouvant souvenir que cette montre. Condoléances sincères.
RépondreSupprimerMerci à tous !
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