Devant quitter mes collines pour quelques jours afin de m'acquitter de certaines tâches en rapport avec mon texte de ce matin, et ne bénéficiant, là où je vais d'aucune connexion Internet, j'ai pensé laisser à ceux de mes visiteurs qui apprécient de me lire de quoi combler cette absence. Je leur propose donc un texte écrit il y a quelques années et publié sur le site écrits ...vains . Ce texte fait partie des "Chroniques de Saint-Martin-en-Bauge" une série en partie publiée sur ce site et dont les autres ont disparu au cours de l'incendie qui voici deux ans ravagea un peu ma maison... Un petit dommage pour moi mais une grande perte pour l'humanité, comme disait l'autre. Si jamais il advenait que ce texte vous plût, c'est avec plaisir que je vous en offrirai d'autres. Il se pourrait même que je complète la série...
Bonne lecture et à mercredi. Si tout va bien....
Le père Goussard passe ses journées sur un banc d’une place où ne passe personne. Ainsi passe son temps. C’est l’ancêtre du village, le doyen. Il attend on ne sait quoi. Peut-être même n’attend-il rien. Finir, c’est un sacré boulot. Vivre, n’importe quel con sait faire. Mais finir une vie…
Là, sur son banc de la place où personne ne passe, la casquette en défaite, la canne supportant mains noueuses aux ongles crasseux et menton rasé de loin, un kile de gros rouge aux pieds, Goussard finit . De temps en temps il finit son litron. C’est le signal de la longue marche. Pas celle de Mao. Celle du Marcel. Du Marcel Goussard. Longue en temps plus va le jour. Elle mène à l’autre place, celle de l’épicerie, où tout le monde passe. L’épicière saurait presque dire l’heure à ses passages. Heure d’été, heure d’hiver. Normal, en été il fait plus soif. On vient plus tôt au réassort.
Certains soirs d’été, quand approchent sept heures, le dernier retour du Marcel au banc se fait odyssée. Plein comme un fût, la canne hésitante, le litre mal assuré dans une main gauche qui tremble, la jambe flageolante et la direction incertaine, l’Ulysse marcelinois navigue tant bien que mal vers son Ithaque où aucune Pénélope ne l’attend. Ce qui, vu l’état du bonhomme, n’est pas vraiment désolant. Qu’est-ce qu’il en ferait d’une Pénélope ?
Ainsi passent les jours du Marcel, en attendant de passer de l’autre côté. Sur la place où personne ne passe et où lui seul habite. Oh, il n’avait pas toujours été le doyen ! Avant, il était l’ivrogne du village. Le bon à rien de service. De service, façon de parler… Quel service demander à un gars qu’est soûl comme une bourrique de matin au soir et du premier Janvier au trente et un décembre ? « Une vie régulière ! » disait le maire.
Personne ne se souvient plus de quand il est arrivé. Ni d’où il venait. Parce qu’il n’est pas du pays. Certains vieux pensent qu’il a dû arriver un peu après la mort du Thibault Duranthon. Un bel ivrogne aussi.. Ils n’en sont pas si sûrs… Toujours est-il que le Marcel habite le taudis où restait le Thibault. C’est là qu’il va s’écrouler le soir sauf les jours où, pour cause d’intempéries, il s’arsouille à domicile.
De quoi vit le Marcel ? De sa retraite. Retraite de quoi, vu qu’il a jamais rien branlé ? Ben, le minimum vieillesse, il y a droit…
En fait, il n’en est rien.
Marcel Goussard est un fonctionnaire à la retraite. Le dernier de sa catégorie. Le corps des poivrots de villages.
Fut un temps où tout village avait son poivrot, son idiot, son maire, son curé, sa fille facile et son instituteur. L’idiot est parti le premier. On dit que le chemin de fer l’a tué. Qu’il est parti en ville. Le curé, crise des vocations, vient d’Afrique et s’occupe de bien des paroisses. L’instituteur s’est regroupé pédagogiquement. La fille facile (souvent fille du poivrot) n’a plus de raison d’être, vu le relâchement des mœurs… Reste le maire.
Les gens ne se posaient pas de questions. C’était dans l’ordre des choses. Faut de tout pour faire un monde. Peu savaient que le poivrot était employé de l’état. Il arrivait bien que l’ivrogne déclarât être fonctionnaire les soirs de cuite sincère. Mais pourquoi y aurait-on porté plus d’attention qu’à ses autres dégoiseries ?
L’idée de la création d’un corps de poivrots de village payés par les fonds secrets , nous la devons à Hyppolite Bragemont (1826-1904), ministre de l’intérieur de 1882 à 1886. Elle découlait d’un constat : certes, il existait des poivrots, mais leur répartition était aléatoire. Certains villages en regorgeaient tandis que d’autres en étaient dépourvus. Il s’agissait donc d’assurer leur implantation régulière comme le requiert l’égalitarisme républicain.
Or, quoi de plus utile pour l’édification de la jeunesse et généralement pour la stabilité du corps social qu’un poivrot de village? Si la république voulait de robustes fantassins aptes à délivrer les cigognes de la tyrannie prussienne, ceux-ci devaient être exempts de ce vice d’intempérance qui tendait à ravager nos campagnes. Afin d’en limiter les dégâts, on décida donc de créer un corps de fonctionnaires dont la mission serait la suivante : montrer jusqu’à quel point de déchéance mènent l’alcool et l’oisiveté. Et ça marcha. Ca marcha même très bien.
On aurait pu avoir recours aux sermons, mais c’eût été faire la part belle au clergé et Bragemenont le radical n’y tenait pas trop. Les instituteurs faisaient leur possible lors des leçons de morale, mais leur public était restreint et son âge peu adapté. Et puis les sermons ou la morale, entre nous, hein, tout le monde s’en tape…
En revanche, un individu étalant son indignité sur chaque place aurait plus d’impact : les enfants seraient élevés dans la crainte de "finir comme le Marcel", les jeunes portés sur le canon y regarderaient à deux fois avant de se laisser trop glisser, et les plus fieffés soiffards auraient la consolation de voir pire qu’eux…
Bref ce système n’aurait que des avantage. Restait à assurer le recrutement de ce corps d’élite, hussards avinés de la république, à mettre au point un système de financement, et à établir un corps d’inspection afin d’éviter que des brebis vertueuses n’infectent le troupeau.
Le recrutement ne posait pas de problèmes : la France n’a jamais manqué de pochtrons et, même si par malheur s'y instaurait une tyrannie islamiste, elle n’en manquera jamais. Que parmi ceux-ci se trouvent des volontaires pour être payés à entretenir leur péché mignon, quoi de plus naturel ? La sélection se fit par concours. Seuls les plus aptes à rester défoncés du matin au soir étaient retenus.
Un habile système de financement fut mis au point : il fallait que le poivrot vive de la charité publique. On eût pu le faire passer pour un retraité de la coloniale , mais cela eût empêché les jeunes d’entrer dans la profession et pu donner naissance à une forme de compassion (« après les chaleurs qu’il a endurées… ») Abreuvé aux frais du contribuable, en plus du mépris, le poivrot provoquerait une sourde haine. Un accord fut donc passé entre le ministère de l’Intérieur et les maires afin que ceux-ci assurent la survie du poivrot par le biais de l’aide sociale. Ils recevraient du ministère le double des sommes engagées en espèces, à partager en égales parties entre le poivrot et leurs bonnes œuvres ainsi qu’une indemnité de taudis, l’emploi impliquant l’attribution d’un logement de fonction. A droite comme à gauche, ce financement reçut un accueil favorable. Les plus vertueux versèrent leur part qui aux bonnes œuvres de la paroisse qui au bureau d’entraide municipal. Les plus ordinaires répartirent ces subsides entre les différents postes de leur budget loisirs. Les plus corrompus prétendirent offrir des secours pharaoniques au poivrot afin de mieux se garnir les poches…
Les inspecteurs généraux des poivrots faisaient de régulières tournées pour vérifier que les employés du service étaient bien à la hauteur de leur tâche. Ils n’étaient en général pas déçus tant la sélection à l’entrée était draconienne. Les rares poivrots modérés étaient immédiatement mutés à la voirie.
Tout continua ainsi jusqu’au début des années soixante. L’exode rural et l’avènement de la télé sonnèrent le glas des poivrots de village : quand les rares habitants qui restaient passaient leurs soirées devant la télé, à quoi bon payer quelqu’un à faire le guignol sur une place ou personne ne passe ? On arrêta donc le recrutement (à peu près au même moment que celui des filles faciles, également fonctionnaires) puis on licencia les plus jeunes.
Le père Marcel, approchait de la retraite. Il garda son poste. Sa robuste constitution lui permit, l’âge venu, de continuer ses activités comme si le mot retraite n’avait pas de sens pour lui. Pourtant, personne ne songea à récompenser cet exemplaire dévouement . Pour Goussard, pas de médaille de la fonction publique. Pas d’Ordre National du Mérite. Pas de Légion d’Honneur.
Pourtant, un jour, son mérite sera reconnu. L’épicière ne le voyant pas alertera le maire. On découvrira le corps sans vie de Marcel dans son gourbi. On l’enterrera en douce dans le coin des indigents. Là où personne ne passe… Mais le peu qui à un moment ou à un autre évoqueront sa mémoire lui rendront le plus beau des hommages : « C’ÉTAIT QUAND MÊME UN SACRE POIVROT ! »
QUI DE NOUS VERRA, PAR-DELA LA MORT, SON MÉRITE AUSSI SINCÈREMENT RECONNU ?
Et sa notation se faisait au mérite ou à l'ancienneté ?
RépondreSupprimerQuand je pense que certains exigent la disparition des fonctionnaires …Qui fera l'éducation de nos jeunes ?
Excellent comme un litron de "Vin des rochers", le velours de l'estomac.
RépondreSupprimerEt le "Gévéor", alors? "J'aime le Gévéor, c'est le vin que je bois" avec la voix de Raymond Souplex chantant "Il n'y aura plus de biche au bois" sur l'air de "J'aime le son du cor, le soir au fond des bois".
RépondreSupprimerA qui serait-il venu à l'idée, d'envoyer un commentaire, par exemple à Maupassant, à la lecture d'une de ses nouvelles ?
RépondreSupprimerIl y avait aussi le vin Kiravi, le vin qui ravit.
RépondreSupprimer@Mildred:
RépondreSupprimerLe cinquième jour, il se risqua dans la rue Dauphine. Les regards curieux le suivaient et il allait le long des maisons la tête basse, les yeux fuyants. On le perdit de vue à la sortie du pays vers la vallée ; mais deux heures plus tard il reparut, ricanant et se heurtant aux murs. Il était ivre, complètement ivre.
Rien ne le corrigea.
Chassé par sa mère, il devint charretier et conduisit les voitures de charbon de la maison Pougrisel, qui existe encore aujourd'hui.
Sa réputation d'ivrogne devint si grande, s'étendit si loin, qu'à Évreux même on parlait du Rosier de Mme Husson, et les pochards du pays ont conservé ce surnom.
Un bienfait n'est jamais perdu.
Guy de Maupassant
Le Rosier de Madame Husson
@ Carine : Je pense qu'il a gravi tous ses échelons au mérite. Quand on se donne à sa tâche, le grand choix n'est que mérité.
RépondreSupprimer@ Grandpas et Pangloss : En Bretagne quand j'étais enfant, il y avait un gros qui tache, 12° nommé Dom Josué dont le slogan était : Si tu bois, tu meurs, si tune bois pas, tu meurs quand même, alors bois, mais du Dom Josué !" Heureuse époque où on ne parlait pas encore de modération... Comme je racontais ça à ma fille, nous sommes partis dans un délire de slogans politiquement incorrects du genre "Quand tu bois un litre de vermouth, bien plus courte te paraît la route !" Quelle éducation !
@ Mildred : Il ne tenait pas un blog, ce bon Guy !
@ fredi : Je ne me souvenais pas que le Rosier ait fini ainsi, dans l'administration.
Il existait jadis dans une île de la Caraïbe un truc qui s'appelait du vin. Je dis "existait" parce que les papilles se sont habituées au bon vin et qu'il n'est plus question de ce vin-souvenir sur les tables.
RépondreSupprimerOn l'appelait l' O.P.N (son nom: Au pays Natal)