Eh oui, c’est triste à dire mais j’ai commencé très petit
dans la vie. Curieux de tout, j’écoutais les infos. Nous n’eûmes la télé qu’en
1961 et les informations jusqu’à cette date nous parvenaient par le canal de la
radio. La nôtre s’appelait Luxembourg. Le midi, le journal suivait les
aventures de Zappy Max et de son ennemi juré, le Baron Kurt von Strafenberg dit
le Tonneau dans le feuilleton-culte Ça va
bouillir ! (sponsorisé par une marque de lessive, d’où le titre).
Heureux temps où un criminel implacable ne pouvait être qu’Allemand ! Le journal du soir, lui, était précédé (ou
suivi) par La Famille Duraton. Il y
avait encore un autre feuilleton, narrant les vicissitudes d’un sympathique
couple de clochards Carmen et Lahurlette incarnés par Jeanne Sourza et Raymond
Souplex. On savait rire en ce temps-là.
Mais revenons à nos infos. Il me semble qu’elles
commençaient toujours par des communiqués rassurants sur la guerre d’Algérie :
nos vaillantes troupes dézinguaient le fellagha par centaines tout en ne connaissant
que de minimes pertes. Ensuite venaient
les nouvelles ordinaires. Et c’est là qu’apparaissaient de temps à autres deux
personnages énigmatiques à mes yeux ou plutôt à mes oreilles : l’Homme de
la rue et le Garde d’Esso.
A l’Homme de la rue, on demandait son avis à peu près sur
tout. « Qu’en pense l’Homme de la rue ? », cette question
lancinante revenait sans cesse, bientôt suivie par la réponse d’un ou plusieurs
de ces hommes. Et cela me plongeait dans
des abîmes de perplexité. Pour moi, qui pouvait être cet Homme de la rue, sinon
celui qui y vivait, ce répugnant personnage toujours ivre, sale, habillé de
hardes ? Ce clodo, dont ma chère institutrice, Madame R., me prédisait le
destin si je ne travaillais pas davantage ? Qu’on trouve le moindre intérêt à ce que
pouvait bien penser ce répugnant personnage me paraissait fort incongru.
Quand au Garde d’Esso, je voyais en lui le responsable d’une
station service du même nom. Un homme vêtu d’une combinaison de travail
bleu avec, cousu dans le dos, le logo de
la marque inscrit en rouge sur fond blanc dans un cartouche ovale bleu. Je savais, mon expérience étant déjà grande, qu’il existait de nombreuses stations
Esso, mais lorsque nous passions en voiture devant celle qui se trouvait sur la
route de Maisons-Laffitte, je cherchais
le pompiste du regard et entretenais l’espoir qu’il soit celui dont la radio
recueillait les propos.
Et le temps passa… J’appris que l’homme de la rue n’était
pas un clodo mais un simple clampin dont on recueille les propos sans intérêt
sur des sujets qui le dépassent. Quant au Garde d’Esso des Sceaux je
finis par comprendre qu’il était ministre de la justice et non pompiste. Preuves
que la connaissance, si elle mène à une vision plus exacte du monde a aussi pour effet de modifier l’univers d’un enfant.