Comme disait l’autre, "les sirènes du port d’Alexandrie
chantent encore la même mélodie (wowo), les lumières du phare d’Alexandrie font
naufrager les papillons de ma jeunesse (Ha !)"… Tout ça c’est bien beau
mais la mélodie des sirènes lasse à la longue et une fois que les papillons ont
fini de naufrager, on s’emmerde en Égypte. Et puis on est bien ennuyé. Car l’Amiral
est fidèle à Pétain et il suffirait de descendre la passerelle du cuirassier
pour rejoindre la France Libre. On vous y encourage même. J’ai lu un jour un
tract que mon père avait conservé : il enjoignait aux marins de déserter
afin de retourner au combat sous peine de se voir, la victoire venue, invités à
quitter la marine. Seulement, contrairement à aujourd’hui, à cette époque les
héros étaient rares. Il faut dire que jusqu’en quarante-trois, l’issue de la
guerre était plus qu’incertaine, miser sur le mauvais cheval pouvait porter à
conséquences. Et puis surtout, je crois qu’un jeune homme entre vingt et vingt
deux ans qui a passé sa jeunesse en pension et le reste dans la Marine préférerait
découvrir un peu ce qu’est la vie plutôt que d’aller au casse-pipe pour une
cause si noble soit-elle…
Mon père ne déserta pas mais en juin 1943 l’amiral se rallia
à Alger où depuis le débarquement allié de novembre 1942 s’était déroulé un
mic-mac politique d’une complexité rare. L’amiral Darlan une fois assassiné, la
préférence américaine alla au général Giraud avant que sous l’impulsion de Jean
Moulin un accord soit trouvé entre Giraud et De Gaulle qui se partageront un
temps le pouvoir. Entrer dans les détails de cet imbroglio politique serait
long mais instructif tant à l’époque les lignes sont encore bien délicates à
tracer et changeantes entre gaullistes
et crypto-pétainistes. Donc, l’escadre quitte, non sans mal, Alexandrie :
trois ans d’immobilisation avaient permis à des colonies de coquillages d’en bloquer
les hélices. Traversant le canal de Suez, via le Cap de Bonne-Espérance et
Dakar, le Lorraine rejoindra l’Algérie
et son armement y sera modifié à Oran en
1944 avant de participer au débarquement de Provence et à la libération de
Toulon. Je suppose que mon père a participé à ces opérations bien qu’il n’en
ait jamais parlé. Auparavant, l’amiral Godfroy, dans le cadre de l’élimination
des giraudiste se verra mis en retraite d’office par décret en décembre 43 (ce décret sera annulée par
le conseil d’état en 1953).
La guerre finie, toujours marin, il rencontra ma mère et l’épousa
en novembre 1945. Le 26 mars 1946, fut votée la loi de « Dégagement des
cadres ». La démobilisation avait pour conséquence logique la réduction de
l’encadrement. Dire que le choix des dégagés ait été totalement exempt d’arrière-pensées
politiques serait faire preuve d’une grande innocence. Officier marinier, mon
père se retrouva sur le carreau. Enfin, pas tout à fait : on lui laissa le
choix entre la porte et le volontariat pour l’Indochine. Jeune marié, ayant eu
sa dose d’exotisme, il choisit la porte. Ainsi s’achevèrent sept ans et demi d’ « aventures ».
Résumons-nous : mon père ne fut pas de ceux qui,
habités par un idéal supérieur (ou simplement dévorés par l’envie d’en découdre),
se ruèrent vers les combats. En fait, il suivit le mouvement. Un amiral gaulliste en aurait fait
un Français Libre et par conséquent un héros (peut-être même un héros mort, ce
qui est encore plus beau). La prudence amena son chef à un ralliement relativement tardif
qui ne lui valut rien de bon. A terme, ceux qui lui avaient obéi connurent le
même sort. Ces temps étaient aussi complexes que troublés. Que les Américains aient
porté au pouvoir Darlan, qu’ils aient ensuite accordé leur préférence à Giraud,
deux grands chefs militaires dont l’hostilité à Vichy manquait pour le moins d’évidence, en est la preuve.
Dieu merci, soixante-dix ans ayant passé, tout est devenu limpide et d’une
simplicité biblique : les alliés n’ont jamais cessé d’être droits dans
leurs bottes et le camp du bien clairement défini.
Qu’aurais-je fait en de telles circonstances ? Je n’en
sais rien. Sauf invention de la machine à remonter le temps je n’aurai jamais
18 ans en 1938 (et même en ce cas, au cas où on me le proposerait, je ne suis
pas certain d’avoir envie de monter dans ce foutu engin). Je pense que comme l’immense
majorité des gens, je serais resté dans l’expectative en tentant de survivre là
où les hasards de l’existence m’auraient placé.
Oh, et puis tiens, puisqu’en France tout est censé se
terminer par des chansons, un petit Brassens en guise de conclusion. A noter
que cette chanson, en nos temps de grand héroïsme, aurait bien du mal à connaître
le succès…