Je ne sais pas si vous connaissez cette métaphore :
Jean possède un couteau. Il arrive, vu qu’il s’en sert beaucoup qu’il ait à en
changer la lame usée. Au fil de sa vie il a dû parfois en changer le manche.
Son couteau n’en reste pas moins le couteau de Jean. On pourrait même imaginer
qu’un jour il l’ait perdu et qu’il se soit vu contraint d’en acheter un nouveau
semblable ou différent…
Décidément, Tonton Jacquot devient de plus en plus chiant
avec ses histoires à la mords-moi-le-nœud se diront certains. Où veut-il en
venir ? Quel est l’intérêt de ce fameux couteau ?
Eh bien, chers amis, car même les plus critiques d’entre
vous demeurent des amis, figurez-vous que ce couteau est une métaphore de la
restauration, de la rénovation voire de la reconstruction.
Le remplacement de mes portes de grange a été l’occasion
pour certains de se montrer critiques. On leur reprochait d’être trop neuves,
on regrettait leurs devancières car à vieux bâtiment vieilles portes. Si on suit cette logique, à portes totalement
pourries grange écroulée !
Seulement, si ce bâtiment de plus de 150 ans est encore debout c’est qu’il
a été constamment rénové. Les merveilleuses portes si typiques n’avaient rien à
voir avec celles d’origine. Elles dataient probablement d’une quarantaine d’années
quand les propriétaires ont entièrement remanié les bâtiments de la propriété
pour y accueillir un nouveau fermier. Mes portes trop neuves le seront-elles
encore dans les années 2050 ?
Ma modeste propriété n’a rien à voir avec un joyau ecclésial
roman ou gothique. Pourtant ils ont en commun avec le couteau de Jean la nécessité pour subsister d’être constamment
entretenus et, parfois, suite à des
négligences ou à l’inexorable usure qu’occasionne le temps, d’être rénovés, restaurés,
voire reconstruits suite à quelque catastrophe.
Les siècles qui nous ont précédés n’avaient pas notre culte
de l’ancien ni de la cohérence de style. Regardez Notre-Dame de Chartes : trois
siècles séparent les clochers de la façade ouest. Entre temps, le gothique
primitif s’était fait flamboyant. Cependant ces disparités ne choquent personne.
De manière générale, si quelque catastrophe venait détruire
un édifice, si prestigieux soit-il, on n’hésitait pas à le remplacer par un
nouveau dans le style du temps. S’il n’était que partiellement endommagé, on
remplaçait la partie disparue par une plus moderne. C’est ainsi que des monuments aujourd’hui considérés comme immuables ne sont en fait qu’un
patchwork de styles divers. Certains ont par ailleurs été restaurés par
Viollet-le-Duc qui n’y allait pas avec le dos de la cuiller quand il s’agissait
de faire dans le moyenâgeux.
Aujourd’hui, tout a changé. On vit dans le culte du passé.
Si on restaure, c’est à l’identique. Pas question de remplacer une tour de
cathédrale qui s’effondrerait par une tour de verre et d’acier : on parlerait
de crime culturel. On va jusqu’à imposer
dans un rayon de plusieurs centaines de mètres autour d’un monument classé que
tout projet de rénovation ou de construction soit soumis à l’autorisation de l’architecte
de Monuments Historiques !
Et pourtant…
Je me souviens avoir pris part à un débat sur la question
lors des Journées du Patrimoine à
Châteaudun. La DRAC, les Monuments Historiques, des élus, tout le gratin était
là. Il n’était question que de préservation,
de respect de l’environnement architectural et tout ça. Je pris la parole et évoquai la Place Plumereau,
célèbre joyau du centre historique de Tours. Je fis remarquer qu’autour de
cette place se trouvaient certes des maisons à pan de bois, mais aussi, bien plus
tardives, des constructions en pierre blanche. Et pour cause, vu que ce n’est
qu’en 1869 que la place fut percée et que bien des bâtiments furent détruits à
cette occasion. Cet endroit hautement « protégé » n’est donc qu’une juxtaposition de bâtiments disparates mais que l’on exige,
après restauration, de maintenir dans l’état qui n’était, au mieux, le sien que
depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Tout le monde convint de la justesse
de mes observations, mais je doute que pour autant leurs convictions
conservatrices aient changé.
Tout cela pour dire que plutôt que du respect d’un passé largement fantasmé, le désir de
cohérence architecturale de nos
contemporains révèle leur haine du temps présent. Haine que l’on retrouve dans
bien d’autres domaines et qui est significatif d’une civilisation qui ne croit
pas plus en son présent qu’en son avenir. Sauf, bien entendu lorsqu’il s’agit
de promouvoir des changements sociétaux mortifères. Ce qui revient au même.