Quand j'ai aperçu sa silhouette,
marchant avec difficulté, s'aidant d'une canne anglaise, ça m'a
fait plaisir. J'adore parler avec ce vieil homme. Pour diverses
raisons dont la moindre n'est pas qu'il parle d'une voix très douce
avec cet accent limousin que seuls les vieux possèdent encore alors
qu'il y a trente ans, quand j'ai découvert la Corrèze, il était le
fait de beaucoup. Je parle de voix douce, pas efféminée.C'est un
bonheur de l'entendre. Il me héla d'un « Alors, toujours au
travail ? » à quoi je répondis d'un simple «
Toujours ! » Une longue conversation s'ensuivit. Nous
parlâmes santé, bien sûr. Le pauvre a connu trois AVC et l'an
dernier une chute qui lui brisa des côtes. Le diabète,
l'hyperthyroïdie (quatre ans de traitement!) n'ont plus de secrets
pour lui. Depuis quatre ans que je le connais, les choses ne
s'arrangent pas. Il est vrai qu'il se traîne vers les quatre-vingts
ans, comme il peut mais avec le sourire. Il se plaint un peu, certes,
mais sans geindre...
Je ne me souviens pas de comment nous
nous sommes connus. Je me souviens par contre qu'il y a un an ou deux
il m'avait salué d'un « De retour au pays ? »
me donnant un sentiment d'appartenance à un village où, prenant la
suite de son père, il avait exercé toute une vie la profession de
menuisier. Fier de ses réalisations, il m'en cita quelques unes dans
le village. Je fis semblant de voir de la porte de quel garage il
était l'auteur... Il m'apprit que c'était son père, alors qu'il
était tout gamin, il y a plus de 70 ans de cela, qui avait fabriqué
mes volets, content de les voir toujours fonctionnels et en bon état
malgré les ans avec leurs petites ouvertures circulaires pratiquées
afin qu'on pût voir s'il faisait jour. On sentait l'homme à sa
place, l'homme qui aimait son métier et en tire une modeste fierté.
Il m'arrive d'envier, moi 'éternel nomade, les gens qui sont de
quelque part, qui y ont passé toute leur vie, entourés de leurs
parents et des mêmes amis, y voyant grandir puis partir leurs
enfants, aux côtés de la même femme... Mais étais-je fait pour
ça ? J'en doute.
Une
particularité de langage que j'ai remarquée chez lui comme chez le
vieil homme avec qui je partageai ma chambre à l'hôpital de Tulle
et qui ne saurait donc être une idiosyncrasie, c'est qu'évoquant
leur épouse, ils ne disent pas « Ma
femme »
mais « La
femme ».
Comme si, ce disant, à la possession ils préféraient l'unicité.
La
conversation fut longue. On parla de ci, de ça, d'autres choses et
surtout du reste. Un peu honteux, j'appris son aversion pour la
peinture des meubles, surtout s'ils étaient d'un bois noble comme le
châtaignier ou le merisier. J'étais justement occupé à peindre un
vieux buffet et une armoire moins ancienne. J'atténuai plus tard mes
remords en arguant, dans mon for intérieur, que ces meubles,
abandonnés par les héritières de l'ex-propriétaire, n'étaient
pas de première beauté ni jeunesse, que les vers s'en étaient
copieusement repus, que je leur avais rendu un peu de leur lustre,
bref, je me trouvais toutes les excuses que le fautif ou son avocat
trouve à ses forfaits...
Nous
finîmes par nous quitter. L'heure de la soupe approchait.Il ne
fallait pas que « la
femme »
s'inquiète.