En avril 1992, je pris la
sage décision, après deux ans de services et quelques tentatives
malheureuses d'obtenir un poste dans l'enseignement aux adultes, de
démissionner du poste de professeur de français que j'occupais à
la Woodside Community School. Je le fis sans parachute tant était
intense le dégoût que provoquait en moi la totale absence d'envie
qu'y avaient, à de rares exceptions près, les élèves d'apprendre
quoi que ce soit et principalement des bribes de français. J'en
sentis une soulagement teinté d'inquiétude car comme bien des
humains, j'ai une certaine tendance à me nourrir, me loger et
m'habiller. Certes, la jeune personne avec qui je partageais alors ma
vie ne me menaçait pas de m'envoyer voir si des fois je ne
trouverais pas certains charmes à la vie de sans-logis mais étant
de tempérament conservateur, il me semblait difficile de vivre à
ses crochets.
Il me fallait donc
trouver au plus vite une source de revenus. Au Job Centre, un jeune
homme enthousiaste autant qu'optimiste, après m'avoir confirmé que
je n'avais droit à aucune aide me déclara ne pas s'en faire pour
moi : vus mes diplômes et mon expérience je ne resterais pas
longtemps sur le marché du travail. J'en sortis rasséréné car si
j'éprouvais une certaine angoisse du moins celle-ci n'était pas
contagieuse, ce qui, pour une âme généreuse, est toujours
rassurant. Je me mis donc à faire du lèche vitrine. Plus que celles
des magasins de vêtements ou d'électroménager, c'est surtout
celles des agences d'intérim qui retenaient mon attention. C'est
alors que j'avisai, dans l'une d'elle, une annonce demandant un
professeur de français remplaçant. La paye annoncée était
correcte et l'idée d'une mission limitée dans le temps me séduisit.
J'entrai donc dans la boutique.
Un peu comme dans les
films d'horreur, tout commença comme dans un rêve : m'étant
rendu sur place, je pus constater que les bâtiments de l'Hackney
Downs School, comme son environnement n'avaient rien d'inquiétant :
pas de vitres brisées, des terrains de sport bien tenus : rien
a redire. Je l'ignorais mais cette ancienne Grammar School* avait
connu son heure de gloire : la liste des professeurs
d'université, d'aureurs (dont un prix Nobel), de magnats de la
finance, d'acteurs de talents, de politiciens etc. qui avaient usé
leurs fonds de culottes sur ses bancs était impressionnante (voir
ici).
Seulement dans leur ordinaire folie, les Travaillistes voulurent la
fin de ces établissements par trop élitistes et en 1969 Hackney
Downs devint « Comprehensive » c'est à dire ouverte à
tous. Suivit pour cet établissement fondé en 1876 un quart de
siècle d'inexorable décadence.
Mais revenons au rêve.
Le directeur me reçut. Un homme bien brave. Il m'expliqua qu'en
fait, cette mission d’intérim pourrait se transformer en un poste
fixe lequel serait accompagné d'un supplément de salaire tout a
fait alléchant. Le voyant si bien disposé, j'en profitai pour lui
glisser, que, sans attendre ces jours meilleurs, un petit coup de
pouce au salaire proposé serait le bienvenu. Il s'empressa de
l'accepter à condition que je lui promette de rester au moins
jusqu'à la fin de l'année scolaire, ce que, dans ma grande
innocence, je fis.
Seulement quand les
monstres sortent des placards, toute demeure de rêve perd de son
attrait. Ils étaient de deux sortes : enseignants et
enseignés. Une prof me conseilla de ne pas laisser ma veste dans la
salle des profs car certains collègues risquaient d'en vider les
poches. Bonjour l'ambiance ! Très vite, je compris que faute
d'être en mesure d'assurer une quelconque discipline dans ce foutoir
à prétention scolaire, les enseignants avaient concédé le
maintien d'un semblant d'ordre aux éléments les plus violents de
leurs ouailles. Les premières semaines ma voix puissance et mes
exigences assurèrent à mes cours un déroulement acceptable. Le
directeur ne tarissait pas d'éloges sur moi. Mais voix ou pas,
exigences ou pas, je n'étais qu'un pion comme un autre c'est à dire
un être aux mains liées dans le dos, impuissant à dominer une
horde de sauvages. Et cela parce qu'intervenir physiquement afin de
séparer deux élèves se battant pouvait être assimilé à de la
violence avec les conséquences légales que l'on devine. Quand à
sanctionner un élève qui en aurait frappé un autre il n'en était
pas question. Du coup, ils s'en donnaient à cœur joie. La goutte
qui fit déborder mon vase, fut le cas d'un élève de sixième,
chétif, pâle, à l'air hagard que ses camarades avaient pris pour
souffre douleur. Dès que je tournais le dos, ils se précipitaient
sur ce malheureux enfant et le rouaient de coups avant de prestement
regagner leur place. J'en avertis le directeur qui me déclara que le
changer de classe ne servirait à rien et qu'il subirait où qu'il
aille les mêmes traitements. Assister à ce martyre m'était
insupportable. J'étais de plus en plus tenté d'attraper ses
bourreaux et de leur coller une volée bien méritée. Mais ce
faisant, mes chances d'échapper à une lourde sanction pénale
auraient été bien faibles.
J'en tirai la conséquence
logique. Je descendis voir le directeur et lui annonçai qu'à la fin
de la semaine il lui faudrait se passer de mes services. Cette école
se vit décerner par le gouvernement le titre peu enviable de « pire
école de Grande-Bretagne ». Trois ans plus tard, elle ferma
définitivement.
* Ecoles publiques où
les meilleurs éléments locaux étaient sélectionnés suite à un
examen d'entrée