J'avais entendu parler de lui par un copain. Ce dernier avait été impressionné de le voir écraser des verres d'un coup de poing sur le comptoir du Canari. Ce simple fait me semblait le rendre digne de rejoindre la bande de bras cassés et, éventuellement, de poings tailladés que je fréquentais alors. Seulement, il me fallut attendre. Ce n'est qu'environ un mois plus tard que mon copain me désigna un petit bonhomme comme étant le casseur de verres. Ce qui me frappa d'abord chez Samba, ce fut son sourire. Franc, bon, ouvert.
J'appris par la suite pourquoi sa présence à Thiès était intermittente. Ancien sergent de la coloniale, il demeurait dans un village de la côte où il vivait comme il pouvait de son commerce de poisson. Propriétaire d'un bateau et d'un camion, il expédiait le produit de sa pêche sur Dakar, ce qui n'était pas toujours simple. Il fallait compter avec le racket des policiers qui arrêtaient son chauffeursous un prétexte quelconque et immobilisaient le camion, au risque que sa cargaison se perde à la chaleur, jusqu'à ce que le montant offert pour oublier l'"infraction" leur paraisse convenable. Il y avait aussi ses pêcheurs qui avaient la fâcheuse manie d'aller vendre leur pêche dans un port voisin avant de revenir quasi-bredouilles vers lui. Tout cela demandait beaucoup de surveillance...
Pourquoi ne pêchait-il pas lui même ? Pourquoi faire conduire son camion ? Parce qu'il n'avait pas le choix. Samba était français. Ce qui lui évitait de voir sa pension gelée. Mais qui l'empêchait, pour cause de sénégalisation de ces métiers, d'exercer les humbles fonctions de pêcheur ou de chauffeur.
Tous les mois, il recevait, en récompense de ses services militaires passés, un virement de France qu'il s'employait à aller consciencieusement dépenser en quelques jours de bringue au chef-lieu de région. Il y faisait, selon sa touchante formule "le mauvais garçon" avant de retourner mener une vie plus rangée sur la côte.
Très vite, naquit entre nous une amitié qui allait plus loin qu'une simple compagnie de beuverie. Avec Susan, nous allions le voir au village. Quand il descendait sur Thiès, il ne manquait jamais de nous en prévenir et nous visitait avant que la mauvaise garçonnerie ne l'entraîne trop loin. Je me souviendrai toujours de la visite que nous fîmes à son vieux père à Saint-Louis. Le vieillard était un instituteur à la retraite dont le père avait été capitaine au long cours... Une vieille famille française ! Il ne pouvait s'empêcher de partir d'un grand rire à l'idée que les américains étaient allés sur la lune pour en rapporter quoi ? Des cailloux ! Comme si on manquait de cailloux sur terre !
Loin du soudard qu'il pouvait parfois paraître, j'appris à voir en lui en homme sensible, doux, poli, aimable, délicat. Sa carrière militaire, il l'avait faite dans le renseignement...
Revenu en France, nous continuâmes à correspondre jusqu'au jour où... Ma lettre me revint. Marquée du cachet "Parti sans laisser d'adresse". Curieusement, le jour suivant m'en arriva une qui me sembla de sa main. Une fois ouverte, je m'aperçus qu'il n'en était rien. Son ami, le receveur des postes du village, m'apprenait qu'il était mort. Suite à une collision avec un de ces énormes camions des Phosphates de Touba qui roulaient à tombeau ouvert.
Je ne crois pas qu'il existe un ciel. Mais s'il y en a un, je suis certain que, dans sa sagesse, Dieu y aura aménagé un petit coin où Samba pourra, chaque fin de mois, "faire le mauvais garçon".