Qui d'entre vous n'a pas, à un moment
ou à un autre, envisagé d'adopter un bébé rhinocéros ? Et
ça se comprend ! Regardez comme l'animal est mignon, son œil
vif, sa course légère, sa silhouette racée :
L'apercevant dans sa petite cage à
l'animalerie tandis qu'une soigneuse lui donne le biberon, vous vous
dites que cette petite boule de peau (le rhino est quasiment glabre)
aurait toute sa place au sein de votre foyer. Après tout, il n'est
guère plus gros qu'un berger pyrénéen, n'aboie pas, ne mord pas
les facteurs, ne couvre pas le sofa de poils, bref, qu'à la
différence d'autres bêtes, il ne présente que des avantages.
Seulement, comme le chaton dont rien ne laisse deviner qu'il
deviendra sanguinaire et lubrique matou, il a un défaut assez répandu chez les
animaux : il grandit.
Mais laissons la parole à Louisette
D. que nous avons rencontrée au sortir de l'antenne locale de la SPA
du IVe arrondissement de la capitale alors qu'en pleurs elle venait
d'y déposer Robert, un rhinocéros mâle de 8 ans. « Un
cauchemar, monsieur, un cauchemar ! Il n'y a pas d'autre mot,
sanglote la jolie brunette ! » Comment aurait-elle pu se
douter que celui qu'elle appelait jadis son « roudoudou
d'amour » deviendrait avec le temps source d'infinis ennuis ?
« Quand je l'ai adopté, je souffrais de cette forme aiguë
de solitude qu'engendre si souvent la vie citadine. J'avais d'abord
envisagé de fonder un foyer chrétien que viendraient bénir des
enfants qu'avec mon époux nous élèverions dans la crainte de Dieu,
du fisc et des araignées. Et puis je me suis dit que ça pouvait
attendre... J'ai donc adopté Marcel. Au début c'était le rêve.
Abandonné à la naissance par une mère dépravée, il me combla de
sa tendresse et emplit de vie les 14m2 de mon spacieux studio. Bien
sûr, il lui fallait ses vingt litres de lait quotidiens mais
qu'est-ce que monter huit étages en portant deux jerrycans quand
le sourire confiant d'un petit être sans cornes (c'est l'éléphanteau
qui est sans défenses) vous récompensera ? Bien sûr, il avait
tendance à uriner en conséquence mais je me consolai en me disant
qu'une fois devenu propre, les plaintes du voisin du dessous
qu'importunaient des infiltrations putrides s'estomperaient... »
Louisette ayant une tendance à la
prolixité, nous passerons sous silence les stations qui jalonnèrent
ce qu'on peut appeler un calvaire et qui la mena d'un relative félicité
à sa déchirante décision d'abandon. Nous nous contenterons de résumer
les causes de cette dernière. Disons que celles-ci découlent d'un
constat simple : un studio, même de taille généreuse, n'est
pas adapté à la possession d'un rhinocéros blanc atteignant à
l'âge adulte une longueur de plus de 4 m tandis qu'il mesure jusqu'à
2 m au garrot. Surtout quand, comme Louisette, vous collectionnez les
statuettes de porcelaine. En effet, la pauvre bête a tendance à se
cogner partout, occasionnant, sans y mettre malice, force dégâts au
mobilier comme aux bibelots. Et puis il y a les problèmes du poids,
de la nourriture et des déjections. La bête atteint d'autant plus
facilement les trois tonnes cinq qu'elle manque d'exercice en
appartement, ce qui contraignit notre charmante brunette à renforcer
son plancher d'IPN suite à la menace d'effondrement du plafond que
son irascible voisin du dessous ne cessa d'évoquer dès que Robert
eut dépassé la tonne. D'autant plus qu'afin de prévenir une
possible obésité Louisette l'avait initié aux joies des
claquettes, pratique dont les copropriétaires prétendaient qu'elle
mettait en péril la structure de l'immeuble (surtout quand il
approcha l'âge adulte). Et puis, qu'on le veuille ou non, acheter
plus d'une tonne de choux par mois vous grève un budget, engendre de
pestilentielles flatulences et une quantité de déjections propre à
remplir quotidiennement bien des poubelles à cet effet conçues.
Quant à l'urine, ce furent ses décalitres qui poussèrent Louisette
à jeter la serpillière. Afin d'extraire Robert du studio, il fallut
en défoncer la façade, louer une grue et un poids lourd, ce qui
occasionna bien des frais mais tel fut le prix d'un lâche
soulagement.
Espérons que Louisette se remettra de
sa peine, que Robert retrouvera un bon maître et que cette histoire
vécue vous dissuadera d'adopter un bébé rhinocéros, à moins que vous ne
disposiez de quelques dizaines de kilomètres carrés de savane
herbue, ce qui est rarement le cas en ville, admettez-le.