Se penchant vers l’infortuné employé des Cars
Corbinvillais, elle se mit en devoir de lui rouler un patin avant d’aller « de
manu » vérifier les dires de grand maman. Cela entraîna une certaine perte de
contrôle par le jeune homme de son véhicule. Lequel recommença de tanguer,
réveillant les hurlements. Le hasard voulut que le car fût suivi par un Trafic
de la gendarmerie. Les cris des passagers alliés aux embardées que faisait le
véhicule alertèrent la gendarmette qui conduisait. Quelque chose de totalement
anormal était en train de se produire. En accord avec son collègue, elle
actionna la sirène et mit en marche le gyrophare. Réalisant que doubler un car
à la trajectoire erratique sur les chemins sinueux et étroits du Baugeois
dépassait ce qu’exige le simple courage militaire, Elodie Pinson,
sous-brigadier de gendarmerie, intima au gendarme Couillard de contacter par
radio la Brigade de Corbinville….
Pendant ce temps, dans le car, la résistance s’organisait. Gérard Blavu, un
ancien d’Indochine, prit les choses en main. Appelant les passagers mâles à la rescousse,
il décida d’intervenir. Ils se mirent à remonter l’allée centrale ce qui
n’était pas aisé vu le gîte et le tangage que connaissait le véhicule au hasard
de ses montées sur les bas-côtés. Accrochés les uns aux autres, ils
progressaient péniblement. Une embardée sévère faillit faire s’effondrer la
colonne héroïque. Les bretelles de Gérard s’en trouvèrent arrachées par Léo qui
s’y agrippa désespérément pour éviter la chute. Malgré tout, ils parvinrent à
s’approcher du poste de pilotage. Il fallait maîtriser la Rosière sans aggraver
le manque de contrôle du jeune chauffeur. Plus facile à dire qu’à faire, vu
qu’à ce moment la charmante faisait à ce dernier le coup de la pieuvre
amoureuse en lui criant à l’oreille d’hystériques « Dis-moi que tu m’aimes ! »
ou d’encourageants « Tu sens pas que je me transforme en marécage ? », tentant
de détacher du volant les mains du conducteur afin qu’il puisse constater ses
dires. Le chauffeur se montrait peu sensible aux invites de la demoiselle.
Chaque fois que les mouvements désordonnés de sa conquête le lui permettaient
il regardait la route et tâchait de s’y maintenir. Il avait réduit la vitesse
de son car, mais, vu qu’une cuisse de la belle lui interdisait l’accès au
levier de vitesse et que n’importe comment quitter le volant des mains était
hasardeux, il lui fallait éviter de caler, ce qui aurait mis en panne le
freinage et la direction assistée.
Les vétérans, animés de courage Gaulois, après s’être concertés, se saisirent,
qui d’une jambe, qui d’un bras de la furie et parvinrent finalement à
l’arracher à sa proie. Ce ne fut pas sans peine. Elle griffait, ruait, faisait
alterner les « Mon amour, on nous sépare ! » larmoyants aux tombereaux
d’injures adressées aux braves. Finalement, l’audace paya et l’escouade parvint
à la clouer, ventre au sol, dans l’allée. Gérard se jeta sur elle afin de l’y
maintenir de tout son poids. Un autre lui enfonça son mouchoir dans la bouche,
tandis que ses compagnons maîtrisaient les membres de l’agitée. Le chauffeur,
encore tremblant de l’assaut, reprit son véhicule en main. Juste à temps pour
apercevoir un essaim de voitures de la gendarmerie dont une lui barrait la
route à quelques centaines de mètres de là. Il s’arrêta comme l’y invitaient
les gendarmes puis actionna le système d’ouverture des portes. Un membre des
forces de l’ordre se précipita, l’arme au poing, par la porte béante.
Pour quiconque n’avait pas assisté à ce qui précède, la situation était claire
autant que révoltante : un groupe de quasi-vieillards maintenait au sol une
jeune personne dénudée, tandis que l’un d’entre eux assouvissait sur elle des
instincts contre-nature, bretelles tombées. Les autres gendarmes accourus
aidèrent leur collègue à secourir la malheureuse. Non sans horions. Les vieux,
ne comprenant rien aux coups injustes qui pleuvaient, se débattaient comme de
beaux diables. Les autres occupants du car protestaient contre l’intervention.
L’adjudant-chef Béguinard contemplait la scène avec tristesse tandis que la
gendarmette Pinson entraînait une Ginette passée de l’ivresse à l’abattement
vers son Trafic afin de l’y réconforter. « Pauvre France, soupira mentalement
le brave gradé ! ». Il avait quitté le 9 cube pour finir tranquillement sa
carrière à la campagne… Pour y trouver quoi ? Une bande de débauchés séniles
soumettant à une tournante la Rosière de Saint-Marcelin sous l’œil complice de
leurs compagnes ! Sourd aux plaintes, protestations et menaces des voyageurs,
il décida que l’on emmènerait le car et ses occupants à la brigade sous bonne
escorte. Ce qui fut fait.
Le calme revenu, la vérité des faits fut finalement rétablie. Les gendarmes
durent reconnaître leur erreur et adresser leurs excuses aux voyageurs. Restait
le cas de Ginette. Comment expliquer son comportement ? Il fallut toute
l’habileté et l’influence de Jean Rougier-Marcelin pour arranger l’affaire. Mis
au courant de l’affaire, le maire accourut auprès de son administrée. Il sut
trouver les mots pour expliquer aux gendarmes l’origine de ce qui n’était, à
tout prendre, qu’un fâcheux incident. Il n’y avait pas mort d’homme, après tout
? En fait, la pauvre Rosière était une anxieuse. Elle devait passer le matin
même un examen de droit administratif à la sous-préfecture dans le but de
faciliter sa titularisation à la mairie de Saint-Marcelin. Ne disposant pas de
véhicule, il lui fallait s’y rendre par le car, seul moyen de transport dont
elle disposât. Seulement, elle avait la phobie de ce genre de véhicule. Depuis
toujours. Malade dans le car de ramassage scolaire ! Tous les matins ! L’idée
de revivre son calvaire d’enfant la stressait. L’édile avait bien tenté de la
rassurer. Il l’avait même aidée jusque tard le soir dans ses révisions…
Rassurés quant à ses capacités de réussite, ils avaient même décidé d’aller
fêter son succès annoncé en boîte. Au champagne ! Une bouteille appelant
l’autre, ce n’est que bien tard que le maire avait ramené Ginette chez elle.
Seulement, face aux stress combinés de l’examen et du voyage en car, la pauvre
petite n’avait pu s’empêcher de prendre avant son départ quelques
tranquillisants. Combinaison explosive ! Qui explique la suite…
Les gendarmes voulurent bien relâcher la jeune femme après avoir enregistré sa
déposition. Sur intervention de Jean Rougier-Marcelin, les voyageurs qui
avaient menacé de porter plainte s’empressèrent d’y renoncer. Le jeune
chauffeur, remis de ses émotions, fut invité par son agresseur à une petite
fête, le soir même. Il s’avéra en être le seul invité et n’eut pas à le
regretter. Bref, tout s’arrangea. A la Baugeoise…