I
Hier, j’ai reçu de mon frère un document que je croyais perdu
à jamais : la traduction que j’avais faite il y a quelques années déjà de Snuff Fiction du brave Robert Rankin. J’en
avais fait mon deuil. Sa disparition était due à l’excès de confiance qui m’avait
poussé à confier mon ordinateur en panne, afin qu’il le répare, à mon voisin
qui se targuait d’opérer une rapide remise sur pieds de l’appareil défaillant. On
ne nous apprend hélas pas dès l’enfance le sage précepte de Lao-Tseu selon
lequel « Le voisin est un loup pour
l’homme ». Bien entendu, et
malgré mes nombreuses requêtes je ne revis pas plus mon unité centrale que les
outils que j’avais eu la folie de lui prêter.
Puisse cette charogne rôtir à jamais dans un cercle si spécial des
enfers qu’il fut caché à Dante ! Ainsi des heures et des heures de labeur
intense disparurent. Et puis me revint il y a quelques jours que j’avais
transmis le fichier informatique de mon œuvre à mon frère afin qu’il m’exprimât
son sentiment sur le livre. Je lui envoyai donc un mail lui demandant, si, par
le plus grand des hasards, il n’aurait pas conservé trace de mon envoi. Et,
miracle, alors que je n’y croyais pas vraiment, il le retrouva dûment gravé sur
un disque ! Ainsi, vais-je pouvoir le relire et éventuellement y apporter des
corrections. Comme je ne suis pas chien, je vous en offre deux extraits du
premier chapitre évoquant l’heureux temps du tabagisme décomplexé :
« C’est vraiment Mr Vaux qui nous a
fait fumer. Bien sûr, à cette époque tout le monde fumait. Les stars comme les
politiciens. Les médecins comme les infirmières. Les prêtres en chaire comme
les sages-femmes au travail. Les footballeurs
s’offraient une Wild Woodbine à la mi-temps et on voyait rarement un
marathonien franchir la ligne d’arrivée sans une clope au bec.
Quel beau souvenir que ces premières images
de Sir Edmund Hillary au sommet de
l’Everest tirant sur une Senior
Service !
C’était vraiment le bon temps. »
« Dans le Nord du pays, où ils étaient
évidemment plus éclairés, les enfant des écoles primaires étaient autorisés, et
même encouragés à fumer en classe. Cela,
sans aucun doute, afin de les préparer à la vie au fond des puits,
puisque à l’époque tous les hommes vivant au nord de la Wash1travaillaient dans les mines de charbon.
Tandis qu’à Londres où j’ai grandi et à Brentford, où je suis allé à l’école,
on n’avait pas le droit de fumer avant d’avoir réussi l’examen d’entrée en
sixième et d’aller au lycée.
Aussi, comme le faisaient tous les enfants,
nous fumions dans les toilettes pendant la récréation. Les toilettes étaient
toutes équipées de cendriers fixés près du distributeur de PQ et une fois par
jour, le responsable des cendriers faisait son tour et les vidait. Responsable
des cendriers était un des meilleurs postes de responsable, vu qu’on pouvait
souvent récupérer un bon nombre de cigarettes à moitié fumées, hâtivement
écrasées quand la sonnerie de fin de récréation avait retenti, et dont on
pouvait encore tirer quelques belles bouffées.
Il y avait alors des responsables pour tout.
Un responsable du lait, un responsable de la craie, un responsable de l’encre,
un responsable des fenêtres, chargé d’utiliser le long manche muni d’un crochet
à son bout ; un responsable chargé de distribuer les manuels scolaires et
de les récupérer ensuite. Il y avait le responsable de la voiture qui lavait la
Morris Minor de la directrice ; le responsable des chaussures, chargé de
cirer celles des instituteurs ; et bien entendu le responsable spécial qui
s’occupait des besoins des maîtres masculins portés sur la pédophilie.
Moi-même, j’étais responsable des fenêtres,
et si j’avais reçu une Livre pour chaque carreau cassé accidentellement et pour
chaque raclée reçue en conséquence, j’aurais aujourd’hui assez d’argent pour
employer un responsable spécial qui adoucirait les misères de ma vie
déclinante. »
II
Il y aura bientôt treize ans que j’ai vu Derek pour la
dernière fois. Nous fêtions son départ à la retraite et ma mutation du charmant
endroit où nous enseignions. Deux événements patiemment espérés. Nous avons
bien eu, au début, quelques échanges téléphoniques et puis la vie nous a fait
dériver suivant des courants différents. Et voilà que ce matin, probablement
suite à un rêve, je me réveille avec cette lancinante question : quel
pouvait bien être le nom de famille de ce cher ex-collègue ? Impossible de
m’en souvenir ! Il me semblait bien que ça devait être un prénom, mais
lequel ? Me revint en mémoire un papier sur lequel je me souvenais avoir un
jour noté ses coordonnées lequel avait été glissé dans un vieux carnet d’adresses
retrouvé au fond d’un tiroir lors de ma migration vers les collines. Je trouvai
ledit carnet. S’y trouvait ledit papier. Hélas, la seule identification qu’il
signalait était « Derek » ce qui laissait le mystère entier.
Toutefois, ledit carnet contenait une entrée indiquant une adresse plus
ancienne laquelle s’accompagnait du patronyme. Je feuilletai ensuite ce recueil
d’anciens contacts vieux de plus de vingt ans. Y figuraient parmi des adresses
de services ou d’employeurs (j’en avais alors plusieurs) le nom d’amis, d’anciennes
copines, totalement perdus de vue, certains morts depuis, et aussi, de gens tout
à fait oubliés dont la présence sur ces pages était un total mystère. N’étant
pas Modiano, je ne m’en souciai pas plus avant…