« Quand on signe un contrat, il faudrait le lire ».
Voilà ce que je me suis dit lorsque j’ai réalisé que mon salaire annuel m’avait
été payé en 11 mensualités et que pour le mois d’août je pouvais toujours me
fouiller avec une patte d’anguille. Il me fallait donc trouver du boulot si je souhaitais
continuer à m’alimenter et me loger comme j’en avais pris très tôt la regrettable
habitude.
Revenu à deux heures du matin d’un voyage en France avec ma « fiancée »
du moment, je me réveillai cependant tôt et à neuf heures j’entrai dans une
agence d’intérim à Stratford, histoire de me renseigner un peu sur les
possibilités d’emploi. Je fus très vite
renseigné. Après que j’eus exprimé mon désir de travailler et donné mes
coordonnées, le gars de l’agence me tendit une carte sur laquelle il avait
griffonné un nom et une adresse. « Tu vas là-bas et tu demandes Mr
Soandso, mon pote ! ». Le pote prit le volant, se rendit à Carpenters
Road, E.15, en vue d’un éventuel entretien. J’arrivai devant un triste bâtiment
de brique sur lequel s’affichait, un peu écaillé, le logo de Telfers meat pies.
J’étais à bon port.
Je n’eus aucun mal à trouver Mr Soandso : on ne pouvait
pas le manquer, ne serait-ce qu’au fait qu’il portait une blouse blanche et un
de ces petits chapeaux tyroliens qui caractérisent le chef boucher. C’était un
grand blond, très costaud, plutôt jovial d’aspect : un physique de meneur,
quoi. Je lui tendis la carte qu’on m’avait donnée. A son vu, il appela un gars
qui me demanda de le suivre, m’amena à un endroit où l’on me remit une cote,
puis à un vestiaire où je la revêtis, et enfin à un atelier. J’étais allé à
Stratford avec la simple intention de me
renseigner après une courte nuit, voilà que je me trouvais, une demie heure
plus tard, métamorphosé en fier héros de la classe ouvrière. Et le meilleur
était à venir.
Mon atelier abritait un four industriel d’une vingtaine de
mètres de long où, entraînés par un
tapis roulant, se mitonnaient en une dizaine de minutes, des friands. Le travail consistait à charger
puis à décharger le four. Un quart d’heure au bout froid, un quart d’heure au
bout chaud. Et pour ce qui était d’être chaud, il l’était ce bougre de bout !
De plus, en ce bel été de 1974, Londres bénéficiait d’’un de ces exceptionnels temps chauds qui mènent à croire que tout peut
arriver. Du côté froid, ça allait encore. Les friands crus arrivaient, bien
rangés sur des plaques de métal, sur des
chariots à claies. Il s’agissait de disposer les plaques en ligne sur le tapis
qui n’arrêtait pas de rouler en prenant garde qu’elles ne se chevauchent pas
car ça aurait posé de menus problèmes à l’autre bout.
A l’autre extrémité, c’était plus coton. Les plaques arrivaient chargées de friands cuits sur leurs
plaques brûlantes. Il fallait saisir les plaques, les placer sur les claies du
chariot, demander un nouveau chariot quand le premier était plein. Pour ce
faire, on portait des gants de cuir que l’on complétait par des épaisseurs de
toile de jute afin de ne pas trop se
brûler. La toile de jute se consumait vite au contact du fer des plaques. On en
changeait souvent.
Pour me mettre tout de suite dans le bain, le grand Noir
avec qui je faisais équipe me mit au chaud.
On n’avait pas une seconde de répit. Il ne fallait pas
louper la mise en place des plaques sur
le chariot car le tapis n’arrêtait pas. Le pire c’était quand les plaques se
chevauchaient suite à quelque incident de voyage. Il fallait les secouer pour qu’elles se
dégagent, on perdait quelques secondes, et il fallait ensuite aller encore plus
vite pour dégager les autres afin d’éviter que la course inexorable du tapis n’amène
trop de plaques à tomber au sol car alors
il aurait fallu les ramasser tandis que d’autres tomberaient et au bout d’un
moment formeraient un tas fumant dont on
ne saurait approcher sans que les semelles fondent. D’où arrêt du four, grosse
perte de marchandise et de temps.
Je m’aperçus bien vite que mon cher collègue prenait son
temps pour venir me relayer à l’extrémité chaude. Mon quart d’heure faisait
régulièrement 20 à 25 minutes. Ce que je n’appris que le lendemain, c’est qu’en
fait nous étions une équipe de trois. Un au chaud, un au froid, et un en pause.
Les deux braves Noirs se partageaient mes pauses. Moi je n’arrêtais jamais.
Solidarité ouvrière, quand tu nous tiens… Tant bien que mal, sans trop d’arrêts
du four, j’arrivai à cinq heures. J’étais
noir de suie, je puais la sueur, j’avais les avant-bras striés de marques
rouges de brûlures mais j’avais fini ma
première journée d’enfer. Et l’autre charlot qui n’arrivait pas ! Je n’en
pouvais plus. Les plaques commençaient à tomber. Je gueulais son nom comme un âne
mais monsieur n’arrivait pas. Je finis
par arrêter le four et courus voir le
contremaître afin de lui expliquer la situation. On me proposa de faire des
heures sup mais j’étais mort de fatigue et je devais rassurer ma « fiancée »
qui ignorait mon nouveau statut…
Le lendemain, je m’apprêtais à rejoindre mon poste en enfer
quand un gars m’appela : « Qu’est-ce que tu fais là, mon pote ?
Tu travailles ici maintenant ? »
Je reconnus un jeune écossais, client du pub où je faisais le barman
pour arrondir mes maigres émoluments d’assistant de français. Je lui expliquai
que j’étais aux friands. « On peut pas te laisser là, mon pote ! Je
vais aller voir le chef, on va te trouver un autre boulot ! » Ce qu’il
fit. C’est ainsi que, sauvé in extremis de la damnation, je pus connaître les joies ineffables de la fabrication des saucisses de Francfort…