Le 5 avril,
j’évoquais un livre* dont mon bon docteur m’avait dit
que je le faisais penser à son héros. La
curiosité m’avait poussé à commander. Je l’ai reçu vers le 10. Je ne l’ai pas
lu tout de suite car j’avais de saines
lectures entamées. Et puis j’ai plongé et il m’est arrivé une chose qui m’a
rajeuni : comme au temps ancien de mon adolescence alors que je découvrais
tout avec enthousiasme, je ne parvins pas à m’en détacher.
Je lis souvent quelques pages avant de m’endormir, histoire d’instaurer
une transition agréable entre veille et sommeil. Quand les caractères se mettent à danser et
que mes paupières se font lourdes, je pose le livre, éteins et m’endors.
Mais là, ça se passa tout autrement : au lieu de
m’endormir, le roman m’éveilla. Si bien qu’une nuit, seule la brûlure
qu’imposait à mes yeux la fatigue m’a
contraint à cesser de lire. Trois heures du matin auraient sonné si j’avais eu une horloge (ou un magnifique
carillon Westminster comme certains privilégiés). Et ensuite je ne m’endormis
qu’avec peine, habité que j’étais par l’ouvrage.
Qu’est-ce qui peut expliquer ce curieux phénomène ?
Bien sûr Karoo est un de ces personnages vieillissants qui promènent sur les
gens, les choses et eux-mêmes un regard désabusé et plein d’humour que d’aucuns
jugent cynique et d’autres (dont moi) réaliste. Mais c’est insuffisant. Bien
sûr si l’auteur, Steve Tesich, s’est vu couronné d’un Oscar du meilleur
scénario c’est qu’il savait raconter une histoire. Mais des histoires, comme disait Céline, tout le
monde en a ou en connaît. Alors d’où vient la magie ? Bien sûr, Tesich a le génie du portrait et du
dialogue. Ses descriptions-conversations avec sa femme ou le producteur Jay
Cromwell sont des chefs-d’œuvre. Les premières laissent Qui a peur de Virginia Woolf
loin derrière, les secondes
donnent vie à un être si parfaitement auto-construit que seule la
perspicacité acide de Karoo, en en démontant l’impeccable mécanisme, parvient à faire ressortir le côté sombre
comme le profond néant du personnage.
Aucun de ces éléments ne saurait séparément faire un grand
livre. C’est leur savant mélange qui enchante. Sans compter que la traduction
est excellente : pratiquement aucune de ces maladresses qui naissent d’un
trop grand respect des tournures idiomatique ne m’y est apparue.
Mais il y a un mais. Comme le notait Didier Goux (qui a
consacré au livre un
billet) dans un commentaire à mon billet ci-dessus lié, « Hélas, il part du mieux (la première
moitié) pour aller vers le moins bien (le troisième quart) et finir par le plus
raté (la fin). ». Il est vrai que, passé une bonne moitié, le rythme
s’essouffle, on y sent venir de très loin, de trop loin, un dénouement
prévisible même si l’événement de résolution (comme dit la narratologie) n’est
pas exactement celui qu’on attendait ou plutôt s’il se complique d’un accident
inattendu. Le changement de point de vue de la fin (on passe d’un narrateur à
la première personne à un narrateur omniscient de la troisième) s’explique certes
mais il dérange comme ennuie la longue Odyssée métaphysique qui clôt
le récit.
N’empêche, plus de quatre cent pages passionnantes et bien
écrites, ce n’est pas rien. Mon peu de goût (euphémisme) pour la littérature
États-Unienne se trouve mis en question par ce roman. Je me console de cette
atteinte à mes préjugés en me disant que Steve Tesich n’est arrivé de Serbie
qu’à quatorze ans, déjà nourri et enrichi par ses racines Vieilles Européennes…
Karoo se regarde vivre plus qu’il ne vit, c’est certain. En
le lisant vous serez voyeur au second degré et, croyez-moi, vous ne serez pas
déçu du spectacle. Et l’histoire, me direz-vous ? Allez y voir vous-même…