Jeudi matin, alors qu’encore en pyjama j’émergeais avec
peine d’une première nuit reposante après six jours d’errances, j’aperçus
Raymond pousser le portail puis venir frapper à mon huis. Que me valait cet
honneur ? Vu que ce n’était pas la saison des ventes d’agneaux, venait-il me
demander de lui rendre quelque menu service ? J’ouvris. Le but de la visite me fut vite
exposé : il avait pris la sage décision de faire rénover ses toits de
maisons par une entreprise. 2000 € pour celle d’en face, 3000 € pour celle du
bourg. Grâce à l’application d’une résine miracle, après décapage et
démoussage, ses couvertures retrouveraient leur beauté d’antan. Soucieux de
faire profiter l’humanité entière de ses précieux services, l’entrepreneur lui
avait donné sa belle carte afin que je puisse au plus tôt le joindre par
téléphone afin de convenir d’un rendez-vous qui nous permettrait d’établir un
devis en vue de rendre à ma toiture grisonnante son noir-bleuté d’origine. Selon
mon bon voisin, je pouvais joindre ce philanthrope le jour même, voire, à l’extrême
rigueur, le lendemain. Je remerciai le messager de mon potentiel sauveur, pris la carte, et lui souhaitai une bonne
journée.
En fait, je me trouvais pantois devant le sentiment d’urgence
que trahissait la démarche de Raymond, vu que la rénovation de ma toiture ne
faisait pas plus partie de mes priorités du moment que de celles à venir. En
conséquence les chances pour que je téléphone à l’artisan étaient inexistantes.
Hélas, on n’échappe pas à son destin. Alors qu’hier je m’apprêtais à
confectionner le sandwich qui me tient lieu de déjeuner, je vis une voiture se
garer dans mon entrée, deux hommes en sortir et, affrontant une pluie battante,
venir frapper à ma porte.
Vu la force des précipitations, que faire sinon les prier d’entrer ? Mon hospitalité n’alla pas jusqu’à leur
offrir un siège mais, résolus, c’est eux qui me demandèrent la permission de s’asseoir.
Ils sortirent plaquette publicitaire, tablette et portfolio et se mirent en demeure
de m’expliquer tous les avantages que je tirerais de leurs (provisoirement)
inestimables services. Photos avant/après, contrat de garantie décennale, précisions
sur les techniques mises en œuvre, ancienneté et sérieux de l’entreprise,
modicité des tarifs pour lors mystérieux, rapidité d’exécution, urgence de l’intervention,
rien ne me fut épargné. Distrait mais poli, je les écoutais comme je l’aurais
fait si deux zozos m’avaient vanté les
avantages inouïs que je tirerais de l’achat de trois tonnes de scoubidous
multicolores ou d’une machine à récolter l’ananas.
On finit par en venir à l’essentiel, à savoir à quel montant
s’élèverait le prix de ma félicité. Ce fut vite fait. Ayant préalablement
évalué la surface de mon toit, le chiffre tomba : 5343 €. « Ah, tout
de même, m’étonnai-je ! ». Bien entendu viendrait s’ajouter à cette
modique somme 10% de TVA. On approchait les 6000 €. Toutefois, voyant que la
modicité de la somme ne m’avait pas frappée, ils se montrèrent prêts à tous les
sacrifices. Allez, tiens, c’est bien parce que c’était moi, ils me
consentiraient l’ancien tarif : 3 € de moins au m2 ! Un coup à ne pas
gagner l’eau de leur soupe mais quand on a bon cœur, on se voit contraint à obliger…
Hélas, tant de grandeur d’âme me laissa de marbre et je me
vis contraint à leur avouer que leur proposition, malgré tous ses mérites, ne m’intéressait
pas. Ils en conçurent une visible amertume du genre que ressentirait un ange
vous ouvrant les portes du paradis à qui vous répondriez que vous préféreriez
passer votre éternité à Argenteuil. Je leur demandai de me laisser leur devis
au cas où, les années passant… J’essuyai un net refus. Une telle affaire ne se
représenterait plus. C’était tout de suite ou maintenant… La politesse me
souffla d’évoquer un éventuel appel téléphonique, le jour venu : inutile.
Ils partirent dépités.
Je me demande quel est le pourcentage de gens qui, sans
consulter la concurrence, s’empressent de dépenser près de 6000 € en vue de
travaux qu’ils n’envisageaient pas d’effectuer. Je souhaite à mes visiteurs qu’il
soit élevé et à ceux qu’ils visitent qu’il soit inexistant. Nouvelle preuve, s’il
en était besoin, qu’il est difficile de contenter tout le monde et son père.