Il m’arrive de me demander pourquoi
j’ai choisi ce métier. Conseiller
conjugal ! Quelle idée ! Enfin, c’est comme ça. Il faut
reconnaître que je ne savais pas trop quoi faire de ma peau quand,
arrivé à quarante-cinq ans après trois divorces et une
deuxième faillite dans le
commerce des N AC (nouveaux animaux de compagnie), je me vis dans
l’obligation de donner une nouvelle orientation à ma vie. Je suis,
par hasard, tombé sur l’annonce d’un
organisme de formation de conseillers conjugaux et familiaux.
J’ignorais alors jusqu’à l’existence d’une telle profession.
Renseignements pris, ça ne me parut pas une si mauvaise idée :
à l’abri des intempéries,
aucune charge lourde à
soulever, la possibilité d’exercer en indépendant donc
d’horaires souples, rien
de carrément rebutant. Et
puis, faire ça ou peigner la girafe… Surtout
que mes expériences matrimoniales, pour malheureuses qu’elles
aient été, pourraient s’avérer utiles. A défaut de savoir ce
qu’il fallait faire, je savais ce qu’il était souhaitable
d’éviter. Je suivis donc la formation et ouvris un cabinet.
Depuis,
on peut dire que j’en ai entendu des conneries ! Il est rare
que les clients
se déclarent heureux de leur sort et qu’ils viennent vous voir
pour trouver des façons de l’améliorer encore. C’est
plutôt le bureau des pleurs. On reçoit des personnes, des couples,
des familles (composées, décomposées, recomposées, surcomposées)
qui n’ont en commun que des déboires variés et la croyance que
leurs problèmes ne sauraient trouver de solution sans une aide
extérieure. Des gens qui assimilent leur vie à une croisière sur
le Titanic et qui espèrent tout des secours. N’étant
pas la petite fée bleue, tout ce que je peux leur offrir c’est des
conseils de simple bon sens. En général ça marche et ces braves
gens reprennent, rassérénés,
leur course vers l’iceberg.
Toutefois,
dans cet océan de banalité, il arrive qu’apparaissent des cas
originaux. Comme celui de Mme B.
Lorsque j’ouvris la porte de mon cabinet, je vis dans la salle
d’attente une jeune femme au physique plutôt agréable. Je la
priai d’entrer et de m’exposer les motifs de sa visite.
-
Eh bien voilà, docteur,
Je
l’arrêtai tout de suite, lui signifiant que je n’étais
aucunement docteur mais un
simple conseiller et que monsieur serait plus approprié.
-
Eh bien voilà, monsieur, je me suis mariée il y a quelque mois et,
depuis, ma vie est devenue un enfer.
-
Un enfer ?
Comment cela ?
-
Oui, un enfer où l’ennui et
la tristesse seraient
les
tourments,
précisa-t-elle tandis que des
larmes lui montaient aux yeux.
-
Ce que vous me dites là
m’étonne. Que
l’ennui, né de la routine, s’installe en quelques mois est inhabituel. N’aviez-vous pas noté auparavant chez votre mari une
certaine
tendance à se montrer lassant ?
-
Mais non ! C’était un vrai boute en train, toujours gai,
toujours partant pour la fête, toujours
le mot pour rire, toujours un verre à la main ! Avec lui,
c’était la vie rêvée ! Il fallait l’entendre, au petit
matin, après une nuit bien arrosée, déclamer du Claudel ou du
Péguy ! C’était à se tordre ! Sans compter que, dans
nos rapports, euh, disons… ...intimes, c’était incroyable, on
aurait dit qu’il était plusieurs et pas des manchots, des habiles,
des langoureux, des raffinés… Le pied, quoi ! Et
puis délicat, attentionné, gentil. Je
l’avais rencontré au pot de
Noël du CE – nous travaillons dans la même boîte - , il faut
dire que nous n’avions pas sucé que des glaçons, et, tout de
suite, j’ai su que c’était lui. Ma moitié d’orange ! On
ne s ‘est plus quittés, on a fait des bringues mémorables,
et de fil en aiguille, on s’est mariés. Et là tout a changé. En
prononçant ces
derniers mots, la gaîté retrouvée à l’évocation des temps
heureux s’embruma de
mélancolie.
-
Si je vous suis bien, votre
mari était un bringueur invétéré qui trouvait dans l’alcool une
source de bonne humeur sous laquelle il dissimulait son
mal être. Je suppose que,
suite au mariage, il a tombé le masque et révélé sa vraie
nature..
-
Sa vraie nature, vous croyez ?
-
Toutes les épouses d’alcooliques se
posent la même question. Je
suppose qu’il se montre agressif, violent, avec
vous, qu’il est sujet à des
crises d’abattement qu’il noie dans un verre…
-
Mais non ! Pas du tout ! Il
ne boit plus une goutte d’alcool ! Il est resté gentil,
prévenant, délicat,souriant.
Seulement, il est devenu carrément chiant, y’a pas d’autre mot.
Depuis notre mariage, il a, allez savoir pourquoi, décidé de
passer à autre chose, d’être
sérieux, enfin, ce qu’il considère comme sérieux. Il refuse les
sorties, a repris des cours par correspondance en
vue d’améliorer sa situation,
reste à étudier jusque tard
dans la nuit.Il a même ouvert
un plan d’épargne logement, il
rêve d’un pavillon.
Quand je tente de l’entraîner
dans des ébats amoureux, il me répond
« pas aujourd’hui »
et retourne à ses foutus cours. Vous appelez ça une vie, vous ?
-
Hum, ce que vous me dites là a quelque chose de déroutant. Votre
enfer ressemble beaucoup à ce que bien
d’autres que vous
appelleraient un tranquille bonheur conjugal…
-
Le problème est que je ne suis pas une autre que moi. Je pensais
avoir épousé un joyeux drille et je me retrouve avec un bonnet de
nuit ! Il y a tromperie sur la marchandise !
-
On peut
en effet le voir comme ça… Toutefois, ne pourriez-vous pas tenter
de vous accommoder à cette nouvelle donne ? Ne pensez-vous pas
que ce qui vous paraît aujourd’hui ennuyeux pourrait, avec le
temps, devenir agréable, rassurant ?
-
Mais je n’ai aucun besoin
d’être rassurée ! Je
veux vivre, rigoler, faire la fête, pas m’enterrer dans une
routine sclérosante !
-
Vous êtes-vous ouverte à votre mari de vos griefs ?
-
Bien sûr, mais tout ce qu’il trouve à me répondre c’est qu’il
fait tout ça pour moi, que dans la vie il y a un temps pour tout,
qu’avec les années,
j’en viendrai à réaliser qu’il a raison, et tout ça avec son
éternel et doux
sourire : IL M’EMMERDE !
-
J’avoue que vos propos me
laissent perplexe. Peut-être pourrions-nous envisager une
rencontre ensemble afin de
tenter que chacun fasse un pas vers l’autre ?
-
Je doute qu’il accepte, il est tellement persuadé d’être sur le
droit chemin ! En vous parlant, j’ai réalisé une chose :
il n’était pas fait pour le mariage. En effet, son comportement
passé aurait rebuté celle à qui sa vie actuelle conviendrait,
tandis que cette vie détruit
les espoirs que j’avais placés
en lui. La séparation s’impose.
-
Peut-être avez vous raison… Ça fera cinquante Euros, conclus-je
en soupirant.