Gerhard Schmidt, prussien d'origine,
dirigeait une unité de production pharmaceutique de la société
Bayer en la bonne ville d'Épernon. Sous sa débonnaire férule
officiaient deux chimistes anglais, Ann et John. Le couple
britannique avait conçu une animosité certaine voire une certaine
haine vis-à-vis de leur supérieur lequel les traitait avec ce
mépris amusé que ressent parfois le Teuton vis-à-vis de nos
voisins d'Outre-Manche.Il se trouva que je fus amené à faire
profiter de mon savoir en Français Langue Étrangère au trio et que
ma nature joviale fit que se développèrent entre les trois ennemis
et moi des rapports amicaux. Situation quelque peu délicate car,
durant les cours individuels que je leur dispensais ou lorsque l'un
m'invitait en quelque bon restaurant ou que les autres me conviaient
à dîner, j'étais inévitablement contraint d'entendre tout le mal
que pensait chacun de la partie adverse tout en me gardant bien de
prendre vis-à-vis des récriminations réciproques une position
nette. Ménager la chèvre, le chou et jusqu'au cul de la crémière
est un de mes rares talents...
Cette situation prit fin lorsque, avant
de fermer, l'usine fut cédée à un concurrent. Gerhard retourna en
Germanie prendre une retraite bien méritée ; Ann et John
restèrent en France. Nous continuâmes donc à nous fréquenter
tandis que je recevais au nouvel an de bons vœux de Leverkusen. Et
puis les liens se distendirent, comme il est d'usage. Nous nous vîmes
moins. Plus de cartes d'Outre-Rhin. Ainsi va la vie. Pourtant, un
jour que je passais près d'Épernon, je m'arrêtai saluer mes
amis anglais. Nous parlâmes de choses et d'autres autour d'un verre
avant que la conversation ne vienne, comme de juste, à évoquer ce
diable de Gerhard. Tandis que John ressassait son amertume, Ann
l'interrompit en déclarant qu'on ne disait pas de mal des morts. Je
crus avoir mal entendu et demandai confirmation de la triste
nouvelle. Il me fut alors narré que, subissant une intervention
chirurgicale, le brave homme ne s'était pas réveillé de
l'anesthésie. Ainsi s'expliquait son silence.
Cette nouvelle provoqua en moi une
allergie peu commune aux anesthésies, surtout générales. Car s'il
y a une chose qui m'ennuierait au plus haut point c'est bien de ne
pas voir la mort venir. A la différence de nombre de mes
contemporains, je préférerais , quitte à souffrir, que sa venue me
laisse le temps de m'organiser un peu : ranger mes papiers,
faire un peu de ménage, indiquer les démarches utiles à effectuer
par mon héritière, etc.
Demain, après l'échec de la tentative
d'octobre dernier je vais donc subir une coloscopie virtuelle par
scanner. Seulement, là où les choses se corsent, c'est qu'au cas où
un ou des polypes seraient détectés (ce qui fut le cas il y a déjà
quelques années de ça) il faudra les éliminer par voie
endoscopique avec à la clé une anesthésie... Aurai-je reculé pour
mieux sauter ? J'espère que non !
Quand je pense que si ce bon Gerhard
n'avait pas eu l'idée saugrenue de mourir sur le billard ces
angoisses m'eussent été épargnées, j'en viens à penser qu'il eût
été préférable que nos rapports se fussent bornés au domaine
strictement professionnel.