Ne vous y trompez pas : ce titre n’a rien d’hugolien.
Il s’agit simplement d’évoquer une mienne et ancienne ambition : écrire le
roman qui, le roman que, le roman dont, le roman où, bref, LE roman. Celui
avant lequel il semblerait n’y avoir jamais eu de roman et après lequel on s’excuserait
d’encore en écrire. J’étais jeune alors. Je rêvais.
De menus obstacles cependant se dressaient entre mon projet
et sa réalisation : je manquais d’imagination, je n’avais pas grand-chose à
dire, et mon style était pour le moins pataud. De plus, en admettant que je
surmonte ces embuches, rien ne me garantissait que le résultat obtenu serait
nettement supérieur au Voyage au bout
de la nuit ni même à L’Angoisse du
roi Salomon. La peur de ne pas égaler et encore moins distancer
Louis-Ferdinand Céline ou Romain Gary paralysait ma plume. Du coup, en dehors de mes listes de courses,
de lettres demandant des délais de paiement au service des impôts ou de
correspondance amoureuses ou amicales, je n’écrivais jamais rien. Et j’en
ressentais une certaine tristesse : un rien chagrine la jeunesse.
N’importe comment, vu ma forte tendance à m’abandonner à la
délectation morose, si j’avais succombé à la tentation de noircir des pages,
celles-ci eussent été lugubres et pour tout dire chiantes comme la pluie. A un
professeur ami qui s’étonnait, vue mon humeur générale, que je n’apprécie pas
certain écrivain russe, je répondis qu’il me rappelait trop la vie. C’est tout
dire… Dieu merci, le temps et les expériences
m’ont amené à considérer l’existence de façon plus légère et anéanti mes
ambitions. Je ne m’en porte que mieux.
Pourtant, de temps à autre, me viennent des idées d’histoires.
Pas plus tard qu’à la veille de Noël j’ai imaginé les amours de Kevin, jeune
Romorantinais saisi dès sa plus tendre enfance par l’ambition de devenir le
plus grand mangeurs de choucroute qu’ait jamais porté la terre. A cette
passion, il sacrifiera tout : d’une intelligence supérieure, alors qu’à
quatorze ans, en classe préparatoire, tous le voient intégrer Normale Sup, Les
Mines, l’X, etc. en position de major, il abandonnera ses études car la saison
des concours d’entrée est aussi celle des foires à la choucroute. Son destin l’amènera
à croiser, à la fête aux ânes d’Issoudun, Lola, diététicienne castelroussine un rien
nymphomane qui ne rêve que d’obèses et qui, dès qu’un de ses patients fait
monter en elle des pensées impures, ce qui n’est pas rare, plutôt que de lui
faire perdre un surpoids parfois léger, lui prescrit des régimes aptes à lui
donner une ampleur de sumotori. Cela
nuit comme on s’en doute à sa réputation professionnelle et ses amant la
quittent bien vite, hantés qu’ils sont de rêves de gringaletude. Entre les deux
jeunes gens c’est le coup de foudre : tous deux adorent Heidegger et rient
aux mêmes passages d’Emmanuel Kant. D’autre part, les entraînements intensifs
du Romorantinais lui ont acquis la silhouette dont rêve la diététicienne. S’ensuit
une passion dévorante sur fond d’enchanteurs paysages berrichons et de foires à
la choucroute. Hélas, alors que Kevin après avoir gagné nombre de compétitions
et de nouveaux kilos est soudain frappé d’anorexie. Lola, craignant de voir son
amour (la personne et en conséquence le sentiment) s’étioler, se lancera dans
une lutte désespérée pour lui rendre son appétit d’antan. Je ne vous dirai pas
la fin de l’histoire. Sachez simplement qu’avant une conclusion surprenante,
elle sera semée de péripéties d’autant plus nombreuses que viendront se mêler
aux démêlés sentimentaux des deux personnages
principaux les destinées croisées d’autres protagonistes qui feront, à peu à la
manière de Dos Passos dans Manhattan
transfer, du roman une épopée tendant à brosser une fresque complète de ce
microcosme qu’est le Berry du début du XXIe siècle.
Il y a là-dedans du Corneille, du Dostoïevski, du Balzac, du
Shakespeare, du Cervantès et même, en cherchant bien du Homère. On y passe, le fatum
aidant, du rire aux larmes, le spécifique y tutoie l’universel. Un thème, si on
le fignole un peu, à avoir le Goncourt et le Nobel la même année. Malgré tout
ça croyez-vous que je m’y attèlerai dès demain ? Eh bien non : j’ai
la flemme.