Bien des auteurs ont du mal à trouver
la (ou les) première(s) phrase(s) de leur œuvre. Un excellent
exemple en est donné, si ma pauvre mémoire ne me trahit pas, Par M.
Camus dans un de ses hilarants romans intitulé La Peste (ou
était-ce Le Choléra?). Eh bien figurez vous que j'ai le
problème inverse. Si je ne rencontre aucune difficulté à trouver
un titre et un incipit susceptibles de capter l'attention du lecteur
le plus réticent, je ne trouve ensuite plus rien à dire. C'est
pourquoi la Bibliothèque de la Pléiade me boude. L'âge venant, je
me suis résigné à ne jamais parvenir à mener à bonne fin la
rédaction du moindre roman ou d'une quelconque nouvelle. Cependant,
vue leur qualité, je m'en voudrais de disparaître sans avoir publié
quelques unes de ces phrases. Je le fais donc aujourd'hui. Peut-être
qu'un de mes lecteurs, pourvu d'un souffle épique supérieur au
mien, saura leur donner une suite digne d'elles...
Du quai d'une gare de Châteauroux dont
la façade brillait de mille feux en cette période de Noël Sébastien
Choumard, portant une valise en peau de porc fatiguée par les
voyages, monta dans le wagon numéro quatre de l'express
Paris-Limoges. (Retour à Limoges)
Une Juvaquatre noire dont les portières
avant portaient, peinte à la hâte en blanc, une croix de Lorraine
s'arrêta dans un crissement de freins suraigu devant le domicile du
chef local de la Milice. Trois hommes en bondirent, mitraillette au
poing. (Libérer Limoges)
En cette année 1897, la rue de La
Roussette, était encore de celles où les hommes se rendaient seuls
la nuit venue, non sans jeter alentour force regards furtifs de
crainte qu'on ne les y surprît. Quelques lanternes rouges dissipaient
les derniers doutes qu'aurait eu un étranger à la ville quant aux
activités qui s'y pratiquaient. (Dans les rues chaudes de Limoges)
« Alors comme ça, petit
saligaud, tu couches avec ma nièce ? » Léonce
Traverteau tenta de se faire tout petit dans le fauteuil que lui
avait prié d'occuper, une minute auparavant, d'un air faussement
bonhomme, le père Chartier dont la physionomie avait soudain pris
une apparence bien moins amène. (L'oncle de Limoges)
Longtemps,
je me suis levé de bonne
heure. Parfois, à peine mes yeux ouverts, j'allumais ma
bougie si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je me
réveille. » (Matins limougeauds)
Certaines femmes réfléchissent
longuement avant d'oser pousser la porte d'une boulangerie.
« Achèterai-je une baguette ? Un pain de deux ?
Un bâtard ? », ces questions les paralysent. Babette
savait ce qu'elle voulait et d'une voix musicale mais ferme, elle
commanda deux croissants. (Viennoiseries de Limoges)
« Mais que ferais-tu à
Limoges, bougre d'âne ? Tu crois qu'on y manque de
traîne-savates dans ton genre ? Non, crois-moi, reste à
Romorantin ! Là est ta vie ! » Ces paroles de
son père le hantaient. En fait, elles avaient constitué un puissant
frein à ses ambitions. Alors que la dépouille de cet homme bourru
venait d'être descendue en sa dernière demeure et qu'il jetait la
première pelleté de terre sur son cercueil il réalisa que la mort
de cet être cher était pour lui synonyme du début d'une vie
nouvelle. (L'appel de Limoges)
Certains auront remarqué que bien des
titres font allusion à la ville de Limoges. Il ne s'agit aucunement
d'un hasard mais du désir délibéré d'encrer mon œuvre dans un
terroir et ceci parce que l'enracinement local est un moyen
d'atteindre l'universel comme l'ont montré Pagnol, Faulkner et bien
d'autres. Vu qu'à ma connaissance peu de romans majeurs avaient pour
cadre Limoges, j'avais décidé d'en faire mon comté de Yoknapatawpha.
Si d'éventuels continuateurs lui préféraient une autre ville ou
une autre région, je ne leur en tiendrais pas grief.