J'étais jeune et fou comme il sied. Il
m'arrivait de jeter des phrases définitives sur des bouts de papier.
J'ai, il y a quelques années, mis tout ça au feu avec la totalité
des lettres reçues au cours de dizaines d'années. Les souvenirs, je
les ai en tête et ceux qui n'y sont pas n'ont pas d'importance. De
ces phrases, une me reste à l'esprit, écrite lorsque j'avais 17 ou
18 ans : « Quoi que je fasse, j'irai vers moi.».
J'avais cette intuition que je suivrai ma pente, qu'au fil du temps
ma nature profonde se dessinerait avec netteté comme apparaît
progressivement l'image sur un papier photographique impressionné
dans le bac du révélateur.
Plus de cinquante ans ont passé et
cette intuition me paraît s'être avérée. Au fil du temps, les
contours d'une personnalité se font de plus en plus nets, rejetant
l'accessoire pour ne garder que le fondamental lequel se composerait
d'inné et d'acquis durant les jeunes années.
Selon certains, c'est toute la vie qui
nous formerait. J'en doute. Bien sur, nous expérimentons des
situations nouvelles, nous connaissons des « accidents »,
des moments de bonheur comme de détresse mais leur importance n'est
qu’épiphénoménale dans la mesure où ils ne font que se
confronter à notre nature profonde et la révéler. C'est pourquoi
toute expérience est vécue différemment par chacun. Pour Nietzsche
« Tout ce qui ne tue pas rend plus fort ». Au
risque de contrarier ce brave Friedrich, je dirai plutôt que les
événements graves ou pas qui affectent le cours de notre vie
révèlent notre force ou notre faiblesse sans les atténuer ou les
renforcer. D'ailleurs les mêmes expériences peuvent tuer ou « rendre
plus fort ». Ce qui paraît bénin à l'un peut s'avérer
mortel pour l'autre. Question de résilience. Cette capacité de
résilience n'est pas le fruit d'un quelconque apprentissage. On la
possède ou pas. Elle est une composante ou un élément manquant de notre
personnalité profonde.
Si on change au fil des ans et des
expériences, ce n'est qu'en superficie. Par exemple, j'ai longtemps
été un geignard, j'avais des malheurs attristants. Cependant, à la
différence de certains, quelle qu'ait été leur ampleur, mes
« épreuves » ne m'ont jamais fait perdre durablement le
nord ou remis en cause mon instinct de survie. Elles m'ont au
contraire peu à peu permis de réaliser leur bénignité et
d'atteindre une forme d'équanimité me mettant généralement à
l'abri des stériles émotions qu'est supposée faire naître en nous
l'existence.
Ce qui me semble la pire chose est de
ne jamais atteindre et accepter une claire conscience de ce que l'on
est. On s'épuise à vouloir s'améliorer ou à déplorer ses
insuffisance. Une bête obsédée par le désir d'être ange n'en
retire que déception et amertume. Un ange qui se voudrait bête
n'est pas mieux loti. Je crois, alors que la fin approche, avoir
atteint cette conscience. La vieillesse apporte inexorablement de
menus inconvénients mais si, comme dans mon cas, elle s'accompagne
d'une sérénité grandissante, au lieu de geindre sur une jeunesse
généralement idéalisée, on l'accueille avec bonheur.
Cela dit, il est possible que
d'irrémédiables épreuves viennent détruire cet équilibre. Rien
ne le garantit ni n'en protège. Il sera alors temps, si on en
possède encore la faculté, de voir...
Tout cela est bel et bon mais il va me
falloir charger mon break des sacs de déchets végétaux qu'ont
emplis mes activités récentes en vue d'un voyage à la déchetterie.
Auparavant, je me régalerai d'un steak tartare accompagné de frites
et, peut-être, d'un verre de rosé. Elle est pas belle la vie ?