Le rire est censé valoir un bon biftek
selon une expression populaire. A une époque de grande disette où
les Français ne peuvent plus remplir leur frigo, on pourrait penser
qu'il serait judicieux d'en favoriser l'extension à tous les
domaines. Or, il n'en est rien. On tend même à réduire de plus les
sujets dont il est possible de s'esbaudir. Parce que nous vivons dans
une époque sérieuse toute pétrie de respect et d'empathie pour
tous les malheureux, les minoritaires, les déshérités, les
handicapés de tout poil, les malades, les « racisés »,
les obèses, les maigrichons, les petits, les goitreux, etc.
L'innocente plaisanterie dont Gotlib
avait fait un « running gag » et qui contait l'histoire
d'un fou qui repeignait son plafond et à qui un camarade
(probablement déséquilibré lui-même) demandait de s'accrocher au
pinceau vu qu'il allait lui retirer son échelle est devenue
politiquement incorrecte et cela pour plusieurs raisons. D'abord le
mot « fou » est d'une violence inacceptable. On ne l'est
plus. On souffre de telle ou telle affection mentale. D'autre part,
elle risque de traumatiser, leur rappelant un moment tragique, ceux
dont un parent, un ami, une vague connaissance, a vécu ce genre
d'aventure et qui en conséquence s'est retrouvé paraplégique avec
un plafond à moitié peint.
Car notre époque (ou du moins ceux qui
sont censés l'incarner) est devenue ultra sensible. Le moindre écart
par rapport à une bienséance convenue la révolte. A part quelques
rares exceptions toute question doit être prise avec sérieux ou
provoquer une forte indignation. Heureusement, restent les
personnages publics, les politiciens, les riches, les puisssants !
Il est encore de bon ton, sous couvert d'humour, de les traîner dans
la boue, de les calomnier outrageusement ou de rire à gorge déployée
de leurs malheurs.
Un certain Bergson commit un essai sur
le rire. Il était, selon certaines sources, lui même un sacré
boute-en-train et aurait été l'auteur de l'hilarant dialogue :
" - Comment vas-tu(yau de poêle)
- Pas mal et toi (le à matelas) ou
(ture en zinc- Comme tu vois (ture à bras)
- Etc. »
C'est dire s'il savait de quoi il
parlait ! Entre autre chose, il écrivit que le rire est “tout
simplement le résultat d’un mécanisme mis en place en nous par la
nature ou, ce qui est presque la même chose, par notre connaissance
de la vie sociale. Il n’a pas le temps de regarder où il frappe”.
Et par conséquent, il peut faire mal et se montrer cruel.Or faire
mal et être cruel sont des choses que notre société au fur et à
mesure qu'elle s'ensauvage refuse de plus en plus. En conséquence,
elle tend à introduire la réflexion dans le rire, à lui donner
justement le temps de « regarder où il frappe »
et ainsi de porter un jugement moral sur le mal qu'il peut faire.Il
est évident que le vieux gag du type qui, n'ayant pas vu que sa
plaque avait été retirée, tombe dans la bouche d'égout ne peut
plus provoquer le rire si on songe que la chute peut être mortelle
ou invalidante.
De plus quand comme moi, on prend de
l'âge, il se trouve que la vie sociale dont parle M. Bergson a bien
changé depuis notre jeunesse. Bien des sujets dont on pouvait rire
sont devenus tabous voire condamnables par la justice. Il se crée
donc une auto-censure et en cas d'oubli de cette dernière un rejet
par tout ce que notre société compte de belles âmes (c'est-à-dire
la minorité active qui est en droit de s'exprimer sur les media). M.
Bigard (dont au passage je n'apprécie guère la vulgarité) vient
d'en être victime. Les « humoristes » de France Inter,
eux, peuvent se permettre tous les dérapages qu'ils veulent car ils
se trouvent du bon côté du manche.
Nous allons vers une société bien
triste où l'on n'osera bientôt plus rire de rien avec personne.