Durant les vacances de pâques 1969, me
prit l'envie de découvrir l'Espagne. Je levai le pouce et eus tôt
fait de rejoindre San Sebastian où, m'étant acoquiné avec un
Suisse, un jeune Américain en plein Grand Tour et heureux possesseur
d'une Triumph cabriolet rouge nous offrit de nous emmener jusqu'à
Madrid. La route étant longue, nous décidâmes de faire étape à
Soria petite capitale d'une humble province de Vieille Castille où
nous nous mîmes en quête d'une « casa de huespedes barrata »
(Maison d'hôtes bon marché) que nous trouvâmes sans problème.
L'heure du dîner étant, comme le veut la tradition espagnole, bien
tardive, nous décidâmes en attendant d'aller prendre quelques
« rafraîchissements » dans un bar du voisinage. Les
guillemets s'expliquent par le fait qu'étant en tout début d'avril
dans une ville située à une altitude dépassant les 1000 m, on ne
pouvait pas trop se plaindre d'un excédent de chaleur.
Et « rafraîchissements »,
il y eut à profusion car à cette époque de l'année trois jeunes
touristes de nationalités différentes dans cette ville oubliée de
Dieu comme des grands flux touristiques constituaient une attraction.
Chacun voulut nous payer un verre, nous remîmes ça et quand nous
quittâmes nos nouveaux amis, nous étions pour le moins gais et
n'avions plus très faim vu que nous nous étions goinfrés de tapas
qui, en cette époque bénie étaient gracieusement offertes par la
maison aux buveurs. Un des souvenirs qu'il me reste de cette soirée
sont les photos de chasseurs ramenant, liés par les pattes à une
perche qu'ils portaient à l'épaule, des loups. A croire qu'en ces
temps obscurantistes ils n'avaient pas encore découvert toute la
gentillesse de la bête.
Le lendemain, nous ralliâmes Madrid
où nous assistâmes à la procession du Vendredi Saint. Spectacle
impressionnant où Phalange, Croix Rouge portant des casques
allemands et pénitents à cagoule pointue et chaînes aux pieds
défilaient en cohortes dans un ordre parfait. Nous fûmes, le jour,
frappés de voir des militaires former d'interminables files
d'attente à la porte des églises en vue d'y confesser leurs fautes.
Nous étions sous Franco, ne l'oublions pas.
Nous visitâmes le Prado, au grand
ennui de notre chauffeur qui semblait avoir eu plus que sa dose
d'oeuvres d'art en visitant l'Italie. Il était Américain, ne
l'oublions pas et se plaignait amèrement de tout ce qu'on lui
servait à l'hôtel au prétexte que rien n'avait le même goût
qu'en son merveilleux pays.
Je quittai mes compagnons et pris le
chemin du retour. Un fait marqua ce voyage. Les aimables étudiants
qui m'avaient pris en stop me prièrent, à l'approche du pont sur la
Bidassoa qui marquait la frontière entre Espagne et France, de
descendre de la camionnette qu'ils ramenaient du Maroc à Nantes et
d'aller à pied les attendre de l'autre côté. J'en fus un brin
surpris et passai la douane sans encombre,bien qu'inquiet au sujet
des nombreux paquets de Ducados (cigarettes brunes) dont j'avais
tapissé mon duvet. Comme promis, mes amis me récupérèrent après
le pont. Quelques kilomètres plus loin, ils arrêtèrent leur
véhicule et allèrent dénicher derrière le moteur un paquet de
taille moyenne lequel contenait moult boites d'allumettes remplies
d'herbe qui fait rire. J'appréciai leur délicatesse car au cas où
les douaniers se seraient montrés curieux et chanceux, ils avaient
tenu à ce que je ne sois pas impliqué dans un trafic dont j'ignorais
l'existence. A part une nuit passée à crever de froid dans mon
duvet sous un abribus d'Angoulème, je rejoignis mes pénates sans
problèmes, la tête pleine d'agréables souvenirs : en une
semaine, j'avais parcouru deux mille kilomètres et vu bien des
choses intéressantes, instructives et inhabituelles.
Mais pourquoi parler de la tentation de
Soria ? Parce que, figurez-vous que parmi mes centres d'intérêt
se trouve l'architecture religieuse et que j'ai récemment découvert
un site dédié aux églises romanes. On n'y parle ni des GJ, ni de
Benalla. Ça me fait des vacances. Or donc, j'y découvris émerveillé
qu'outre des bars à tapas, Soria possédait plusieurs joyaux
d'architecture romane parmi lesquels l'église Santo Domingo dont la
façade que voici n'est qu'une des merveilles :
Du coup, m'est venue la tentation de
revoir cette ville et, en même temps, la crainte d'en être déçu.
Car entre temps l'Espagne a changé. J'y suis retourné maintes fois
depuis mon voyage d'il y a un demi-siècle sans y retrouver les
émotions de ma jeunesse. Car si elle continue d'avoir des horaires pour
nous surprenants, elle s'est beaucoup, comme la France d'ailleurs,
modernisée, standardisée, a perdu de son pittoresque. A quoi bon
parcourir plus de deux mille kilomètres avec pour tout résultat une
nostalgie frustrée ? Ne vaudrait-il pas mieux se contenter
d'aller à Irun acheter des clopes ?