La passion littéraire peut être vive.
Les récents événements de Calais le démontrent clairement. Comme
nous l'a appris Yann Moix, les migrants qui souhaitent se rendre en
Angleterre sont généralement de fins connaisseurs des grands
auteurs français et en particulier de Victor Hugo. C'est le cas des
Érythréens. En revanche, les Afghans sont plus sensibles à
l'austère élégance des vers d'Alfred de Vigny. Je me garderai bien
de dire qui, en l’occurrence, à raison. Les goûts et les
couleurs, n'est-ce pas...
Toujours est-il que ces fanatiques du
vers romantique ont pris l'habitude de s'affronter lors de joutes
poétiques qu'ils organisent afin de passer agréablement le temps en
attendant une éventuelle occasion de traverser la Manche. A ce
propos, il me semblerait charitable d'apprendre à ces braves gens qu'en
Albion on ne parle pas vraiment français et que nos grands poètes
n'y sont, hélas, que modérément révérés. Une telle annonce, une
fois passé le choc de la révélation, serait peut-être propre à
modérer leur envie de Grande-Bretagne et les pousserait à rester
nous enrichir.
Donc des joutes oratoires opposent
Afghans et Érythréens. C'est à qui déclamera avec le plus de
chaleur et d'émotion La Mort du loup ou Les Pauvres gens.
Afin d'éviter le favoritisme interne, c'est le camp adverse qui est
chargé de décerner les lauriers. Et ça se passe généralement
très bien. Sauf qu'hier, un Kaboulien fut couronné par les riverains de la Mer Rouge alors qu'au dernier vers de la seconde
strophe de La Maison du berger, le lauréat avait
malencontreusement appliqué la diérèse en prononçant le mot sociale
avec pour conséquence d'en faire un alexandrin de treize pieds. Or,
si l'Afghan est de caractère débonnaire, il y a cependant une chose avec
laquelle il ne badine pas : la scansion. Des voix
s'élevèrent dans le camp Afghan pour dénoncer l'incapacité des
Érythréens à juger d'une déclamation quand ils laissaient passer
de telles énormités. Vexés de se voir ainsi humiliés, leurs
adversaires firent bloc, traitant leurs détracteurs de gougnafiers
et de paltoquets (insultes considérées comme particulièrement
violentes à Kaboul) . Un mot entraînant l'autre, le ton monta, on
en vint aux mains puis on sortit les armes. Bilan : 22
hospitalisés dont quatre dans un état grave.
Évidemment, certains n'ont pas manqué
de fustiger l'attitude de ces lettrés, leur trouvant la tête un peu
près du bonnet. Je ne suis pas de ceux-là ! Seul
l'amollissement engendré par une vie trop douce peut expliquer
qu'on s'offusque des passions vives qui animent ces jeunes gens.
N'avons nous pas connu, au temps ou un sang vigoureux coulait encore
dans nos veines, de robustes conflits comme la bataille d'Hernani qui
fit, sauf erreur de ma part, plus de morts que celles de Verdun et de
la Somme réunies ? Plutôt que les critiquer, nous devrions
prendre exemple sur ces gens prêts à verser leur sang pour une
juste cause ! Leur énergie est propre à revigorer un peuple
endormi par trop de confort. Ils sont notre avenir et même, comme
dans le 9-3 et dans bien d'autres lieux, déjà notre présent.