Je l'ai déjà dit et répété ici, un
des attraits majeurs du hameau normand où je réside est la présence d'une
ferme. J'ai décrit comment ses heureux propriétaires s'adonnaient
avec enthousiasme, ferveur et constance à l'élevage de vaches
laitières. Entendre la fermière jurer comme jamais n'eût osé le plus
irritable des charretiers tout en assénant force coups de bâtons sur le
dos de son cheptel ajoutait matin comme soir un plus à une ambiance
déjà bucolique. Mais ce n'était là qu'un des
nombreux avantages de ce voisinage.
A chacun de leur passage, les braves
ruminants avaient à cœur d'arracher quelques branches à ma haie de
faux buis afin de s'en repaître, donnant à celle-ci un aspect
original, déstructuré et pour tout dire moderne. De plus,
s'ajoutant à la boue amenée par les roues du tracteur d'un champ voisin, leurs bouses formait sur la départementale
une couche protectrice aux avantages multiples : tout d'abord
son épaisseur mettait le revêtement à l'abri des dégâts du gel,
ensuite elle rendait tout lavage des voitures inutile car même à 10
à l'heure elle garnissait à chaque passage les bas de caisse d'un enduit protecteur
autant que difficilement éliminable, enfin, en donnant au voyageur
occasionnel l'impression qu'il avait quitté la route et pénétrait
dans la cour d'une ferme mal tenue, elle décourageait d'éventuels
pillards de menacer les demeures en aval.
Mais ça, c'était avant. Toujours
aussi observatrice, ma fidèle compagne, à notre retour de Corrèze, me
fit remarquer que la route était PROPRE. Je n'y avais pas porté
attention toutefois, je ne pus que constater la véracité de ses
dires : pour la première fois depuis bientôt 9 ans que j'y
circule, le macadam apparaissait dans toute la splendeur de son
gravillon gris. Que s'était-il passé ? Nicole suggéra qu'ils
avaient « cessé de traire », c'est à dire qu'ils
avaient vendu le cheptel, renonçant aux profits du lait (profits
fort relatifs à en croire certains Bretons et Normands de nature
geignarde). J'en fus surpris, d'autant plus que j'avais vu le fermier
rentrer du foin le matin même. Il me fut expliqué qu'il se pouvait
qu'ils continuassent d'engraisser quelques génisses, qu'ils ne
prissent qu'une retraite partielle autant que méritée...
Un grand trouble me saisit :
ainsi, plus de concert de jurons bi-quotidiens, plus d'excuses pour
ne pas laver le break, une haie à rendre présentable, Elphy privée
de multiples occasions d'aboyer, en résumé un univers chamboulé ?
M'en remettrai-je ?