Certains êtres sont capables, sans le
moindre effort, de pénétrer vos pensées comme vos intentions les
plus secrètes, je viens d'en avoir une nouvelle preuve. L'homme
n'avait apparemment rien d'exceptionnel. Sa tenue comme ses
occupations donnaient à penser qu'il s'agissait d'un employé
municipal en train de nettoyer une des place où s'était tenu le
marché du matin. Lorsque, après l'avoir salué je lui demandai de
m'indiquer la rue Chênedollé, le brave homme, avant de m'indiquer
le chemin à suivre me dit : « Vous allez chez les
ophtalmos ? C'est au numéro cinq ! »
Avouez qu'il y a de quoi rester
pantois. Je le demeurai donc. Des sceptiques, peu enclins à accepter
l'existence des voyants, attribueraient cette extraordinaire saillie
au fait qu'il avait remarqué d'emblée que mon œil droit à moitié
fermé, larmoyant et d'un rouge soutenu rendait probable mon désir
de me rendre au cabinet d'ophtalmologie qui constitue un des pôles
majeurs d'attraction de cette rue viroise. Ce sont de « beaux
esprits » que je soupçonnerais de mettre en doute l'aptitude
du Dr Babacar, Grand Marabout, à faire revenir l'être aimé comme
les pommes sarladaises et à vous assurer une vie confortable grâce
à vos gains au Loto. Laissons ces sceptiques à leur obscurantisme.
Il n'en demeure pas moins que l’œil
susmentionné n'était et n'est toujours pas à son mieux. Hier,
alors que je supprimais les tiges mortes des mûriers du jardin, la
section d'une d'entre elles permit à une autre, soudain libérée de
l'entrelacs de se projeter vers mon visage, d'y atteindre avec une
violence inouïe mon œil droit avec pour conséquence une assez vive douleur. J'accusai le coup et, sachant la coupable indulgence
dont une justice laxiste fait montre à l'égard des violences
perpétrées autant par les mûriers que par les scies circulaires je
décidai de ne donner aucune suite judiciaire à l'affaire. La
douleur décrut et je me pensais tiré d'affaire sauf qu'au soir elle
revint avec une acuité renforcée. Je dormis cependant mais au
réveil, tout mouvement de paupière se mua en torture. Aux grands maux, les grands remèdes : je descendis acheter du collyre à
la pharmacie. Seulement, au lieu d'une immédiate
amélioration, c'est plutôt une vision de plus en plus floue que je
constatai. Encore une fois, l'insistance de Nicole qui me demanda si
j'avais envie de perdre un œil (alors que j'avais plutôt envie d'un
bon verre de vodka, ce qui prouve le peu d'étendue de ses talents
divinatoires) me fit me résigner à consulter.
La bonne ophtalmologiste constata que
ma cornée avait été blessée, me prescrivit quatre remèdes à
prendre entre 6 et 3 fois par jour et me demanda de revenir lundi
pour vérifier l'état des lieux. Tout ça est bien ennuyeux car je
comptais partir pour la Corrèze dimanche. Mais voyons le côté
positif des choses. Après une première administration de trois
types de gouttes et d'une pommade, les effets sont saisissants :
mes yeux versent de jolies larmes jaunes assorties à mes sécrétions
nasales et alors que j'avais auparavant du mal à déchiffrer les
lettres d'une page, je suis désormais exempt de ce souci : maintenant,
en fermant l’œil gauche, je ne vois plus que les couleurs et une
masse grise. Autant de signes certains d'une prompte guérison !