Pour M. Souchon, la foule sentimentale
aurait soif d'idéal. Admettons. Toutefois il existe dans les media
et dans la foule sentimentale qui les suit une autre soif, au moins
aussi forte : celle de vivre des « moments historiques ».
Comment pourrait-on les en blâmer vu que TOUT moment est par
définition historique. Imaginons que dans un pays ou une région
absolument rien de notable ne se soit produit pendant plusieurs
siècles. Il faudrait imaginer un nom pour cette période mais elle
n'en serait pas moins historique au même titre que la Pax romana
s'inscrit dans l'histoire comme les multiples guerre napoléoniennes.
Cela dit, le piège dans lequel
chroniqueurs et bon peuple semble tomber, voire sauter à pieds
joints, est de penser que les moments que nous vivons ont une
importance capitale dans l'histoire. Curieusement, j'ai du mal à
partager leur vision de l'importance de tel ou tel événement. Je
l'ai dit et répété (à mon âge, ne pas radoter serait une faute
de goût), je ne suis jamais parvenu à considérer, au fur à mesure
de leur déroulement, que les « événements » de mai
1968 étaient autre chose qu'une ridicule pantalonnade. Et pourtant
je ne faisais alors qu'approcher mes dix-huit ans ! Il est de
bon ton, parmi les réacs, de rendre cet épisode insignifiant
responsable des pires dérives que connaît aujourd'hui notre société
tandis que de l'autre bord on les attribue au « progrès »
et aux luttes populaires. Je crains que l'origine de ces mutations
ne se trouve ailleurs car les pays de développement économique
comparable qui n'ont pas ou peu connu de troubles durant ce mois-là
n'ont rien à nous envier en matière de déliquescence.
A mon sens, les bouleversements que
connaissent les sociétés occidentales sont le fruit d'une
organisation économique qui entraîne des changements sociaux,
sociétaux et idéologiques et ne doivent rien aux gesticulations et
autres vociférations des activistes. S'il arrive que ces derniers
semblent renverser l'ordre rétabli c'est que cet ordre était devenu
caduc et aurait fini par disparaître de sa belle mort. Si la
civilisation européenne actuelle et ses métastases venaient à
disparaître c'est qu'elles auraient fait leur temps.
Quand on voit les choses de cette
manière qu'on pourrait traiter de cynique, de fataliste et de plus
qu'un tantinet marxiste, on a bien du mal à s'intéresser à
certains épiphénomènes censés bouleverser la France, l'Europe ou
le monde. S'il arrive que j' en parle, c'est à cause de l'importance
imméritée que media et réseaux sociaux leur donnent. Si j'en parle
trop souvent c'est pour dénoncer l'espace qu'ils occupent indûment
et dont ils privent des sujets réellement importants. En faisant
cela, certes, les media ne font que jouer leur rôle qui est de
meubler leurs journaux ou autres séquences d'actualités. Ce qui
m'agace, c'est de voir tant de braves gens leur emboîter le pas.
Mais peut-être cela les aide-t-il à satisfaire leur soif de
participer à des « moments historiques » et à se
libérer d'une indignation qui sinon resterait à couver en eux,
faute d'objet.
Personnellement, je préfère le froid
constat à l'indignation. Ce qui n'exclut aucunement la radicalité.