Mon voisin Raymond élève des agneaux. Ce n’est pas à
proprement parler un agriculteur. En fait il fut, sa vie active durant
chauffeur de camion. Routier serait un bien grand mot, vu qu’il devait limiter
ses escapades aux alentours de Sourdeval. Histoire de lui faire voir un peu de
pays, la République l’envoya maintenir l’ordre dans ses départements d’Algérie.
Il en revint gravement blessé à la main, suite à une rencontre avec les
rebelles. Dans un sens, il s’en était bien tiré : un de ses bons copains s'en était retourné avec pour perspective des économies de ressemelage mais un
budget pneus accru. C’était le bon temps où on offrait à de jeunes gens qui n’étaient
jamais sortis de leur canton ou de leur quartier l’occasion de s’ouvrir au
monde, de rencontrer des personnages exotiques et dans le meilleur des cas de
les descendre avant qu’ils ne vous tuent. Reverrons-nous un jour ces heureux
temps ? Mais je m’égare…
De plus, Raymond n’est pas non plus vraiment mon voisin. Une
vie d’épargne lui a permis d’acheter une maison et quelques prés en face de
chez moi. Il loue la maison et élève brebis et agneaux dans les prés. Ça l’occupe,
il y passe le plus clair de son temps et regagne son pavillon de Sourdeval
avant midi et, sauf exception avant que sonne l’angélus. La saison venue, sa
femme vient l’aider à récolter les pommes à cidre qu’il apporte ensuite à la
coopérative dans la remorque que traîne son tracteur. Il fait aussi un peu de
pisciculture. Tout ça n’est pas rentable. C’est du moins ce qu’il dit… Que saurait-il
faire d’autre ? L’école ne fut jamais son fort surtout que, selon ses
dires, l’institutrice de son village ne leur apprenait rien. C’était le bon
temps où certains hussards et hussardes noirs campagnards trouvaient plus utile
d’occuper leurs élèves à d’utiles tâches agricoles plutôt que d’encombrer leurs
pauvres têtes de notions qui les dépassaient. Revivrons-nous ces temps bénis ?
Mais je m’écarte du sujet…
Or donc, il y a quelques années, alors que nous parlions de
choses et d’autres, à la manière matoise du paysan, Raymond s’enquit de mon
goût pour la viande de mouton (il ne parle jamais d’agneau et son bélier est un
blin, du vieux français belin*). Je l’assurai en être friand. Toujours plein d’à-propos,
il s’enquit de savoir si, par hasard, je pourrais être éventuellement intéressé
par l’achat d’un demi de ses pensionnaires au cas où par aventure
exceptionnelle il se trouverait en disposer. Je souscrivis à son offre et
quelques jours plus tard, suite à une coïncidence parfaitement fortuite, il m’annonça
que je pouvais dès le lendemain venir chercher mon demi ovin. La tradition s’installa.
Jusqu’à ce qu’il y a deux ans, alors qu’avec ma compagne nous venions de lui
acheter un agneau entier, il me confia se faire vieux (soixante-treize ans !),
n’avoir plus tant de forces, bref que ce
mouton serait le dernier… Je me résignai à m’en passer.
L’automne suivant arriva. Un jour, comme ça, histoire de
causer un peu, il vint me voir et, incidemment, évoqua un sien problème :
sa sœur lui ayant commandé un demi mouton, il se retrouvait avec l’autre moitié
sur les bras (métaphoriquement, bien entendu, sinon il eût été inutile
qu’il me le dît). Je faillis lui manifester mon étonnement quant à ce soudain
revirement mais n’en fis rien et acceptai de le soulager de ce fardeau.
Vendredi dernier,
nouvel entretien autour de la remorque à mouton que traîne sa vieille 205**. Il
tint à nous montrer ses passagers qu’il emmenait à l’abattoir de Saint-Hilaire.
Il me vanta leur beauté, la qualité de leur abondante viande ni trop maigre ni
trop grasse. Et puis une phrase entraînant l’autre il évoqua l’éventuelle
possibilité que sa sœur acquière un demi-mouton, rien n’était moins certain, cependant
au cas où cet improbable achat se concrétiserait, serais-je partant pour qu’il
me cédât la moitié restante ? J’acceptai bien entendu. Et, ô surprise,
hier, alors que je préparais du mélange pour mon taille-haie dans l’appentis,
je vis arriver Raymond qui m’annonça que je pourrais venir chercher ma viande samedi
matin.
Cette manière d’avancer en crabe, de présenter comme
accidentel ce qui est planifié, m’amuse beaucoup. Je le vois venir de loin,
avec ses gros sabots. C’est une manière commune de procéder chez les paysans. Rien
n’est jamais clair ni net avec eux : ils ne vendent pas, ils cèdent, c’est
un service qu’ils vous rendent, avec ce soupçon de regret qu’on ressent à se
défaire d’un bien précieux. Le paiement n’est jamais un problème : on a
bien le temps, on n’attend pas après, on est entre gens de bien… Je paye bois
comme viande le jour même, en espèces, bien sûr, conscient que je suis que le
moindre retard amènerait la ruine de ma bonne renommée. Il faut le savoir quand on
est horsain sinon on court à la déconvenue.
Je me demande d’ailleurs quelle tête ferait Raymond si un
jour je lui annonçais être devenu allergique au mouton ou, pire, insolvable…
*Nom porté par le mouton du Roman de Renart
**Il possède un beau véhicule récent, mais ça c’est pour d’éventuelles
sorties dominicales…