Gilbert était
amoureux. Pas juste un petit peu, non : amoureux fou. Il ne pensait qu’à
elle, lui trouvait toutes les qualités, doutait qu’il put en exister de plus
belles, de plus tendres, de plus douces, de plus fines, de plus gaies, de plus
tout ça… Et évidemment elle ne l’aimait pas. Sinon où eût été le problème ?
Ils se fussent livrés dans un premier temps à d’effrénées galipettes, les premiers feux passés, ils
eussent envisagé un avenir radieux à base de pavillon de banlieue et de Renault
Clio, un ou deux rejetons seraient plus tard venus parfaire leur félicité avant
qu’ils ne divorçassent ou ne poursuivissent ensemble leur chemin dans un bien
être mou teinté d’ennui. La vie, quoi.
Hélas, Marguerite, car tel était le délicieusement suranné
prénom de son aimée, si elle le
considérait comme un agréable compagnon avec qui partager sorties et confidences,
lui avait d’emblée signifié qu’elle n’envisageait rien de plus avec lui qu’une
douce amitié. Loin de doucher ses
ardeurs, cet aveu ne fit que le consumer davantage de ce genre de feu qui brûle
d’autant mieux que les frustrations l’alimentent. Il avait tout essayé pour qu’elle
en vienne à partager sa passion. Il
pouvait se montrer prévenant, généreux, humble, soumis, enthousiaste,
serviable, attentionné à son endroit, ça ne changeait rien. Tout au plus se félicitait-elle
que la vie lui eut offert un tel ami à qui conter ses turpitudes autour d’un
bon repas.
Un jour qu’il cherchait des informations sur Fausto Coppi (car
il s’intéressait à l’histoire du cyclisme, c’est vous dire a quel point sa
personnalité était fascinante), suite à une erreur de frappe, il se retrouva
sur une page de résultats de recherches consacrée à Faust. Il lut la partie de l’article
de Wikipedia consacré à la version qu’en donna Goethe. L’histoire du vieux
savant et de Marguerite (quel hasard !) malgré son côté grandguignolesque
(ces allemands, tout de même !) lui apparut comme un signe du destin. Et
si, afin de séduire sa Marguerite, il vendait son âme au diable ?
Seulement, encore faudrait-il qu’il ait un contact. Car les Méphistophélès
se font rares de nos jours et ne semblent plus venir proposer leurs services à grand
monde. Nullement découragé, il se dit que si le diable était aussi malin qu’on
le dit, il aurait probablement aujourd’hui un site Internet. De ses doigts
fiévreux, il tapa dans google les mots clés Méphistophélès+achat+âmes.
192 000 pages furent trouvées en 0.36 secondes. Ecarter celles qui
parlaient de l’œuvre de Goethe ou qui n’avaient aucun rapport avec sa quête lui
prit beaucoup de temps. Mais Gilbert était patient. Il finit par dénicher au
milieu de tout ce fatras ce qu’il cherchait : le site « Méphisto’s France
SA.fr, achats en tous genres, Gros, Demi-Gros, Détail (le Diable s’y trouve,
comme chacun sait) ». Cliquant sur « Nous contacter », il envoya
un mail demandant un rendez-vous avec M. Méphisto afin de l’entretenir d’une
affaire importantissime et sur lequel il indiqua son numéro de portable et son
adresse. Il reçut presqu’immédiatement un mail. La célérité de la réponse lui
parut de bon augure. Hélas, ce n’était qu’un simple accusé de réception lui
signifiant que le service commercial de Méphisto’s SA prendrait au plus tôt
contact avec lui.
Dès lors, la vie de Gilbert ne fut qu’une longue attente. Jour
et nuit il espérait un appel, un mail, une lettre. Après quelques spams,
quelques pubs, quelques appels de Marguerite, le moment tant attendu arriva
sous la forme d’un coup de téléphone.
-
Bonjour,
pourrais-je parler à M. X (il s’agit d’un pseudo !), s’il vous plait ?
-
Lui-même.
-
Ici Isabelle Y (encore un pseudo), je suis l’assistante
commerciale de M. Méphisto, vous nous avez contacté au sujet d’une transaction.
Pourriez-vous nous préciser ce que vous désireriez nous vendre ?
-
Eh bien,
Mme Y, c’est un peu délicat, répondit Gilbert embarrassé, j’aimerais vendre mon
âme au diable en échange de l’amour d’une jeune femme de ma connaissance…
-
Vous
voudriez nous vendre votre âme ? Êtes-vous un leader d’opinion,M. X ?
-
Un leader
d’opinion, non pourquoi, interrogea Gilbert, intrigué ?
-
Eh bien,
cher Monsieur, parce que nous n’achetons plus qu’une catégories d’âme :
celles des leaders d’opinions, politiciens, hommes de média, intellectuels
influents, car ils mènent les foules sur des chemins qui conduisent à coup sûr
à l’enfer. Le tout venant, grâce à eux, est suffisamment perverti pour que nous les obtenions suite à une
décision de justice, je veux parler du jugement dernier, sans bourse délier. Paieriez-vous pour obtenir
ce que vous avez pour rien, M. X ?
-
Bien sûr
que non, Mme Y, bien sûr que non. Mais
si j’étais un saint, une âme pure, une exception, mon âme vous
intéresserait-elle, s’enquit x, s’accrochant à ce mince espoir ?
-
Voyons, M.
X, soyez un peu logique : si vous étiez un saint, il ne vous viendrait pas
à l’idée d’échanger votre salut éternel contre quelques parties de jambes en l’air,
c’est plutôt le fait de porcs libidineux ça,non ?
-
X en convint, exprima à Mme Y ses regrets de l’avoir inutilement dérangée
avant de tomber dans des abîmes de réflexion. Et il arriva à la conclusion que,
dans le fond, une âme, c’est un peu comme un cul : il ne suffit pas d’être
prêt à les vendre, encore faut-il trouver preneur. Ce qui n’est pas gagné d’avance
quand on en trouve autant qu’on veut gratuitement.
Quelque temps plus tard, Marguerite convola en justes noces
avec un voyou qui la rendit malheureuse mais qu’elle n’aurait quitté à aucun
prix. Se trouvant ainsi délaissé, Gilbert se consola en fréquentant davantage Robert,
le jeune frère de son amour perdu. Il avait le même charme, la même grâce, le
même allant, la même gaité, le même tout ça... Quand Robert le couvait de ses
yeux de biche enamourée, Gilbert se sentait fondre. Ce qui devait arriver
arriva. Ils se marièrent et, grâce à la GPA, eurent beaucoup d’enfants qui
après leur divorce furent confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance.
On dira ce qu’on voudra, mais à notre époque, les histoires
d’amour finissent bien mieux que du temps de cette vielle baderne de Goethe !