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Les Chamards : un lieu de rêve ! |
Cet article, ramenant
à ma mémoire une expérience ancienne,
m’a été inspiré par le
dernier billet de l’excellent Nouratin qui évoquait les
angoisses d’un « petit blanc » face à la détérioration
des conditions de vie dans sa résidence HLM au début des années
soixante-dix. Je tiens à
rendre hommage à l’auteur de ce texte émouvant.
En
septembre 1972 , de retour du Sénégal où j’avais 18 mois
durant effectué mon Service National dans la coopération, j’eus
l’honneur et l’avantage d’être nommé instituteur en classe de
3e Terminale Pratique au collège Pierre et Marie Curie de
Dreux. Ce collège se trouvait dans le quartier des Chamards qui
connut quelques années plus tard sinon son heure de gloire du moins
la célébrité nationale en tant que quartier à problèmes au point
que sa réputation lui valut par la suite d’être débaptisé . Au
début des années1960, on y construisit une première tranche de 400
logements d’un certain standing pour y loger employés et cadres
moyens…
En
cet automne 1972, les choses avaient déjà commencé à changer. Je
n’habitais pas les tours, m’étant vu offrir un petit logement au
sein même du collège mais certains de mes collègues y logeaient.
La répartition des logements y était organisée d’une main de fer
par un homme dont les sympathies envers les « nouveaux venus »
étaient plus que tièdes : les immigrés dans les petites
tours, les Français dans les grandes. « Pour vivre heureux,
vivons séparés », telle était sa devise. Moyennant quoi, la
vie y était encore assez paisible. Il y avait même, en bas des
grandes tours de petits commerces.
Qui
étaient ces immigrés ? En plus des Portugais on y trouvait une
large majorité de Marocains qu’on était allé chercher dans leur
pays afin d’approvisionner en main d’œuvre bon marché les
usines automobiles et électroniques locales ou plus ou moins
proches. N’oublions pas qu’alors le plein emploi faisait rage.
Bien que le regroupement familial n’ait pas encore été promulgué,
les petites tours abritaient des familles. Ça se ressentait dans les
effectifs scolaires.
La
classe qui m’était confiée était disparate, n’ayant pour
commun dénominateur que l’échec scolaire. Les Marocains y
constituaient le groupe le plus important. Souvent débarqués du
bled de fraîche date en ignorant tout du français, il n’y avait
là rien d’étonnant. Venaient s’ajouter à eux deux portugais,
un fils de harki (méprisé des autres pour son ignorance de l’arabe
et sa traîtrise héritée), et quelques français dont un Juif à
qui les musulmans n’oubliaient pas de rappeler sa religion.
Dire
qu’encadrer ma petite équipe était une sinécure serait exagéré.
J’y jouissais d’une liberté quasi-totale, vu que les programmes
pour ce genre de classes-dépotoirs, totalement hétérogènes
étaient pour le moins flous. Partisan que j’étais des techniques
Freinet, j’organisai la classe sur le modèle coopératif, nous
avions un journal qui regroupait textes libres et rubriques diverses
que les élèves vendaient pour alimenter les fonds de la coopérative
et nous permettaient d’acheter des fournitures pour les travaux
manuels, chacun définissait son programme. La grande majorité des
élèves, en dehors de leur retard scolaire, ne posaient aucun
problème. Toutefois il arrivait que se produisent des incidents.
Un
beau jour, suite à un échange en arabe, une Marocaine, élève
d’ordinaire calme et docile , fut prise d’une rage folle envers
un de ses compatriotes. S’emparant du compas de tableau, instrument
en bois d’une bonne trentaine de centimètre et muni d’une pointe
métallique, elle le projeta vers ce dernier, avant de commencer à
lui lancer tout ce qui lui tombait sous la main. Pour mettre fin à
ce déluge de projectiles je dus m’emparer d’une table et la
plaquer contre un mur jusqu’à ce que sa rage se transforme en
pleurs puis qu’elle se calme. Je ne réussis jamais à savoir ce
qui avait pu engendré cette violence.
Parmi
mes ouailles, il s’en trouvait un dont le comportement violent et
l’indiscipline perturbaient souvent l’ambiance. Il provoquait des
bagarres que je parvenais à calmer par des interventions musclées.
Il avait un père que son comportement général inquiétait. Comme
bien des immigrés de l’époque, il n’avait pas quitté son pays
pour la France afin que ses enfants y devinssent des voyous. Aussi
venait-il régulièrement s’enquérir de la conduite de son fils.
Le problème était que ce père avait une conception de la
discipline un peu, disons, archaïque : il était arrivé que
pour punir son fils de son inconduite, il le batte jusqu’à ce
qu’il reste sur le carreau. L’ayant appris, j’hésitais à
signaler ses incartades au père.
Un
autre cas était celui d’un autre élève marocain qui lui était à
la limite de l’incontrôlable. Seul le fait qu’il me craignait
(j’étais alors jeune et vigoureux) l’empêchait de sortir de la
classe pour aller semer le trouble dans l’établissement. Il
réussissait parfois à tromper ma vigilance et alors s’amusait,
entre autres facéties à jeter les seaux d’eau des femmes de
ménage dans les escaliers ou à perturber les cours d’autres
classes. Un jour que nous revenions avec des collègues de prendre un
café en ville après le déjeuner, il s’amusa à nous foncer
dessus au guidon d’un cyclomoteur probablement « emprunté ».
Notre chauffeur dut faire un écart pour éviter qu’il ne nous
percute. Quelques années plus tard, j’appris qu’il se trouvait
en prison pour avoir assommé à coup de poings avant de lui voler
son portefeuille un automobiliste naïf qui lui avait demandé son
chemin et auquel ce brave garçon avait proposé de l’accompagner
jusqu’à bon port.
Le
temps a passé. Le quartier s’est vite détérioré, j’ai pu le
constater en rendant visite à des amis : les commerces ont peu
à peu fermé, les français qui le pouvaient sont progressivement
partis, le chômage et la délinquance se sont développés, les
étrangers sont devenus français… Quarante ans plus tard un vaste
et coûteux plan de réhabilitation fut mis en œuvre on changea le
nom du quartier*. Les problèmes ont-ils pour autant été résolus ?
Je n’en sais rien mais c’est que je sais, c’est qu’il y a
cinquante ans de cela leurs germes étaient déjà présents.
Certains
de mes élèves surnommaient,
avec fierté, leur quartier « Chicago », signe qu’ils
se considéraient dans un lieu à part où
la loi n’était déjà plus la règle.
La ghettoïsation rendit plus
difficile voire impossible l’assimilation dont certains de leurs
parents rêvaient et les
maintint, eux et leurs descendants dans un « gloubi-boulga »
culturel : pas mieux
adaptés à la société où ils vivaient qu’à celle d’où ils
venaient. Leur
faible niveau d’éducation ne
leur permettait de prétendre qu’à des emplois sous-qualifiés.
Or, en
1973, la première crise pétrolière vint mettre fin aux « Trente
glorieuses » et, partant, au plein emploi. Cerise
sur le gâteau, le gouvernement
Chirac par décret du 29 avril
1976 vint autoriser, sous conditions,
le regroupement familial. Alors
que le chômage s’amplifiait, le gouvernement Barre par décret du
10 novembre 1977 en suspendit l’application mais
ce dernier fut annulé par le Conseil d’État en décembre de la
même année. Depuis quarante-cinq ans, la porte est donc ouverte…
Alors
que les difficultés d’assimilation étaient perceptibles au début
des années soixante-dix, plutôt que de tenter de les résoudre
alors qu’il en était peut-être encore temps, on a préféré
ouvrir les vannes à une immigration de population. Nous en voyons en
maints endroits les déplorables conséquences et ce n’est
probablement qu’un début.
*Ce
long article
d’un blog de Mediapart vous en dira plus