Tandis que j'emmenai ma fille alors
âgée de dix ans à son club équestre, nous vîmes de jeunes
agneaux gambader auprès de leur mère dans un pré. Anna s'écria
« Qu'est-ce que c'est mignon ! » avant d'ajouter
après un temps de réflexion « Et en plus, bien cuisiné,
c'est drôlement bon ! ». Voilà ce que j'appelle une
attitude saine où la passagère émotion anthropomorphique n'efface
pas le réalisme.
C'est tout le contraire de cela que
j'ai entendu hier sur France Inter lors de l'émission la Tête au
carré tandis que je me rendais à Vire afin d'y acheter, entre
autres, des morceaux de cadavres, de la chair de mammifères (ou de
volailles), bref, de la barbaque. Deux « spécialistes »
y déblatéraient doctement sur la consommation de viande par
l'homme. Et ça valait son pesant de choucroute (sans charcuterie).
Si on en croit ces olibrius, manger de la viande poserait de plus en
plus de problèmes à nos contemporains. Non parce que son prix
augmente mais pour des raisons quasi-métaphysiques. Car qui dit
viande dit abattage et qui abat commet un crime. Ben oui, à part les
huîtres et autres fruits de mer, il est rare et peu aisé de manger
des animaux vivants. Vous vous imaginez courir après un bœuf dans
son pré, et d'un fort coup de mâchoire lui arracher un steak ?
Moi pas !
Donc il y a meurtre. Il nous fut
expliqué que par le truchement du sacrifice religieux, l'homme avait
de tout temps tenté d'atténuer la barbarie de ce crime. On ajouta
que cette barbarie est d'autant mieux ressentie aujourd'hui que les
avancées de la science tendent à établir qu'il existe un continuum
et non une scission entre homme et animal et qu'en conséquence
l'humain répugne de plus en plus à tuer son quasi-semblable. Les
honteuses conditions d'élevage ou d'abattage des animaux, dès lors
devenaient insupportables : peut-on admettre que son (quasi)
frère que l'on chérit tant soit élevé en batterie avant d'être
brutalement assassiné ? On rappela qu'à certaines époques, la
viande étant réservée aux riches, lorsque cela devint possible,
les modestes virent dans sa consommation un signe d’ascension
sociale. On parla aussi de rendement alimentaire, celui des plantes étant supérieur à celui des viandes. Une consommation réduite voire nulle s'imposait donc. Bref, on nous dit bien des choses mignonnes.
En tant que carnivore invétéré, je
vois dans ces discours un signe de plus de la décadence de notre
société et des ravages qu'opère l'anthropomorphisme forcené de
citadins élevés hors sol. Quand il m'est arrivé de zigouiller un
lapin ou un poulet, je n'ai ressenti aucun soupçon de culpabilité.
Quand j'allais dans une ferme participer à l'abattage d'un cochon
dont j'avais acheté la moitié, lorsqu'on saignait la bête, il ne
m'a pas traversé l'esprit qu'elle ne méritait pas ce sort, pas plus
que je n'ai vu en elle l'image du cousin Michel ou de l'oncle
Charles. Il fallait fouetter le sang qui giclait dans la poêle afin
qu'il ne caillât point avant qu'on en fît du boudin. C'est tout.
Je n'ai, et j'en suis heureux, bien que né citadin, jamais rompu
le lien avec la campagne et la vie rurale. Chaque fois que j'ai pu,
je suis allé y vivre et j'espère bien continuer à le faire jusqu'à
la fin de mes jours et à continuer de manger de la viande. Parce que ces animaux que l'on tue ne sont nés
et n'ont été élevés que pour qu'on s'en nourrisse. Qu'on les élève
dans des conditions correctes et aptes à rendre leur chair
succulente, qu'on leur évite autant que possible d'inutiles douleurs
lors de leur fin programmée, j'en suis entièrement d'accord. Mais
voir en ces animaux mes semblables ou des objets d'affection :
très peu pour moi. D'ailleurs, parmi les plus abrutis
anthropomorphistes auquel viendrait l'idée d'adopter un goret de 120
kilos ou un bœuf d'une tonne comme animal de compagnie, de
l'accoutrer d'un petit bonnet et d'un manteau pour l'hiver et de le
câliner sur ses genoux ?