Du temps où j’exerçais mes talents en tant que clown dans un zoo ou, pour employer le jargon technique, professeur de lettres dans un établissement pour jeunes en grande difficulté, la vie était souvent rude. Les p’tits gars, comme je les appelais étaient de naturel taquin. Le problème, c’est que je n’étais pas d’un naturel à me laisser trop taquiner. D’où conflits. Ça ne se passait pas toujours bien. Parfois même plutôt mal. Mais, vaille que vaille, je parvenais à les distraire sans trop de casse. Contrat rempli, donc.
Un matin arriva un nouveau. Je ne me souviens jamais des noms. Appelons-le Momo. Momo, donc, me frappa d’emblée : il y avait dans sa mise quelque chose d’élégant, de soigné. Dans le genre Téci, il avait la classe : de fines bretelles soutenant un pantalon de jogging , un T-shirt sobre, des baskets dernier cri de chez le bon faiseur, des cheveux impeccablement coiffés, une silhouette fine, une musculature affutée. Il sortait du lot, où sans vouloir me montrer critique, il arrivait qu’on notât un certain laisser-aller. Il me salua, s’assit le dos bien droit à la place que je lui assignai et se mit en devoir d’écouter les mots de sagesse que je dispensais à ces jeunes âmes avides de connaissance. D’autant plus avides qu’il semblait que la présence du nouveau avait pour effet de renforcer considérablement leur capacité d’attention.
L’arrivée d’un nouveau était généralement une source de perturbations, les plus taquins voulant lui montrer l’ampleur de leur talent. Ça se traduisait par des provocations multiples. Ce jour-là, malgré le calme plutôt inhabituel, il y en eut quand même un qui voulut faire le malin. Je ne me souviens pas des propos exacts de l’insolent, mais je me souviens parfaitement de la réaction de Momo. Il expliqua calmement mais avec fermeté à l’impoli que l’on ne parlait pas comme ça à un professeur et le pria de s’excuser. Ce qu’à ma grande surprise il fit sans tarder.
A partir de ce jour, la vie au zoo, du moins dans cette classe, devint bien douce. J’en étais à regretter de ne pouvoir l’emmener avec moi partout, tant son magnétisme naturel avait pour effet de ramener la paix alentour. Une paix un rien tendue, certes, mais cela ne valait-il pas mieux que des conflits ouverts ? De plus, tous s’empressaient de se montrer obligeants. Souhaitais-je qu’on ouvrît une fenêtre pour rafraîchir la salle ou qu’on la fermât parce qu’il faisait frisquet ? Au lieu de ne le faire en maugréant qu’après nombre de demandes, chacun se hâtait de me donner satisfaction.
Curieusement, Momo ne faisait pas l’unanimité parmi les collègues. Certains trouvaient suspecte sa capacité à se créer si vite tant d’amis un peu partout dans l’institution jusque parmi le personnel. Ses savoir-faire sociaux lui nuisaient…
Un jeudi matin, je m’aperçus que la place de Momo était inoccupée. Je m’inquiétai de son absence. Un collègue me renseigna. Il nous avait quittés. Suite à on ne sait quel malentendu, le brave p’tit gars avait montré à un de ses camarades qu’il était fortement déconseillé de le contrarier. Un coup de cutter dans la région de la gorge avait suffi.