On nous encourage à nous sentir "citoyens du monde" à ne donner à notre appartenance à une nation aucune espèce d'importance. Tous des frères, tous profondément semblables, avec, tout de même, ça et là quelques minimes différences qui sont richesses. L'humanité serait comme un tissu damassé : de loin, elle paraît unie mais quand on s'en approche on voit les subtils motifs que dessine sa texture et qui font tout son prix...
Mouais... Et si l'humanité n'existait pas plus que la lapinité ? Au sens où tous les lapins du monde appartiennent à la même espèce sans pour autant se sentir lié aux autres lapins par un irrésistible élan d'amour ? Mais me direz-vous, entre le lapin et l'homme, il existe tout de même une petite différence : l'homme est doué de raison, d'intelligence, il a des aspirations spirituelles, certains diront même une âme immortelle... Eh bien justement ! Cette intelligence l'a amené à se différencier, à créer des cultures différentes. Par le costume, par le patois, il affirmait son appartenance à une tradition locale. Habillé différemment, incompréhensible par qui ne partageait pas son idiome, il était enraciné.
Le développement des transports, la mobilité qu'ils permettent, le développement des systèmes d'éducation ont tendu, dans le cadre de l'état-nation, a atténuer ces différences sans pour autant les faire disparaître : des différences demeurent comme les accents, traces de dialectes ou de langues disparues ou en voie de disparition.
Ce qui a peut-être le plus évolué, c'est le vêtement. Aujourd'hui l'employé de banque japonais s'habille ordinairement de la même manière que son homologue anglais. Le costume, l'habit tendent à perdre leur signification étymologique. Mais il ne s'agit là que de transformations de surface. Même si j'adoptais leur costume traditionnel, aucun chinois ne me prendrait pour un mandarin. Ne serait-ce qu'à cause de la langue...
Mais une langue, ça s'apprend, tête d'âne ! Oh que oui. Seulement, parler une langue n'est pas tout. Il se trouve qu'ayant passé quelques années en Angleterre je parle cette langue couramment et sans beaucoup d'accent. Je prends même plaisir à lire des romans anglais dans le texte. J'en ai aussi traduit pour me distraire. Mais quand bien même aurais-je passé toute ma vie d'adulte en (pas si) perfide (que ça) Albion, je ne serais JAMAIS devenu anglais. Parce qu'il existe entre une langue et la culture qu'elle véhicule de subtiles interactions. La langue structure la pensée etc. De plus, tout plein de détails entrent en jeu : tout français de mon âge (et de mon niveau socio-culturel) sait où il ne faut pas oublier de monter s'il va à Rio, quand le canard de Robert Lamoureux était toujours vivant, de quoi Rome est l'unique objet, ce qui blanchit à l'heure où Victor partira, ce que le petit cordonnier serait bête de penser pouvoir acheter avec une paire de souliers et des milliers d'autres petites choses qu'un étranger ne connaîtra jamais quels que soient ses efforts et sa profonde culture livresque. Tous ces détails infimes structurent un groupe, font qu'il est d'un temps et d'une culture.
Si on ne partage jamais tout avec tout le monde, du moins peut-on partager un minimum avec ceux qui appartiennent à une même communauté : quand je parle avec le vieux qui élève ses moutons dans le pré d'en face, je n'ai pas besoin d'un interprète. Je soupçonne que si je lui récitais des tirades de Racine ou de Corneille, il me trouverait un rien bizarre, mais tant que nous en restons au prix des pommes à cidre ou au niveau d'eau des puits, nous nous entendons très bien. Quand il me raconte sa guerre d'Algérie, je vois de quoi il parle.
En dehors de mes années anglaises, d'un an et demi au Sénégal et de quelques mois à Brive La Gaillarde, j'ai toujours vécu dans le quart Nord-Ouest de la France. C'est là que le me sens le plus chez moi. Dans le reste de la France, c'est moins mon climat, mais ça va encore. Ailleurs, je suis étranger. Irrémédiablement.
Les imbéciles heureux qui se croient de nulle part devraient de temps en temps sortir de leur trou, que celui-ci soit urbain ou rural, histoire de réaliser à quel point la diversité sépare plus qu'elle ne rapproche. A quel point en échangeant en mauvais anglais avec un ouzbek on ne peut rester qu'à l'extrême surface des choses...
N'importe comment, avant d'aller vers l'autre et le comprendre, il faut avoir une claire conscience de ce que l'on est. Nier les différences, c'est se priver de l'éventuel apport que pourrait constituer la rencontre avec l'autre.
Je suis à fond pour la diversité. De là à souhaiter qu'elle s'installe en nombre chez moi, qu'au lieu d'apporter une touche d'exotisme elle m'impose ses coutumes et tente de transformer en profondeur ce qui a fini par faire, après des siècles et des siècles d'efforts vers un minimum de convergence, le groupe national auquel j'appartiens il y a de nombreux pas dont je ne suis pas prêt à faire le premier.