Il était temps qu'il arrive! On filait un bien mauvais coton. Pour les anniversaires ou sans raison du tout, on s'était mis à picoler sec avec les copains. Je me souviens d'un cours de philo où les comportements étaient bizarres : une bonne moitié de la classe ronde comme autant de queues de pelles. Et alors? Ben, c'était pas normal. On était AVANT mai 68. Du temps où toute chose était à sa place et toute place à sa chose. Un ordre parfait que rien n'aurait dû perturber. Depuis le début de cette année de terminale, les profs, tous communistes ou apparentés, faisaient leur propagande. Ils appelaient ça des cours. C'était curieux parce que Rambouillet, comme bastion rouge, on avait vu mieux. Ils devaient venir de Paris. Comme beaucoup des internes. Car il y avait un internat qui servait de havre aux exclus de Janson de Sailly. Entre les cuites et les cours assommants on était au bord de la catalepsie.
Et il est arrivé ce fameux mai. Progressivement. D'abord des troubles à Paris. Puis la grève au lycée de Rambouillet. Les profs étaient perplexes voire mal à l'aise. Ils s'étaient mis en grève mais si près du bac, ils faisaient des sortes de cours, quand même. Si un d'entre eux nous avait dit que durant l'année nous avions vu la théorie et qu'à présent nous voyions la pratique, d'autres, sentant que le sol se dérobait sous leurs pieds prêchaient en faveur d'un compromis. Attention, pas d'une compromission ! Un retour à l'ordre où ils puissent paisiblement prêcher l'insurrection, en quelque sorte. Tous ces jeunes qui semblaient les avoir pris au mot, ce n'était pas rassurant. Ils cherchaient, bon pédagogues, à cerner ce que nous pouvions bien attendre comme changements. Personnellement, je n’avais rien à suggérer. Les cours étaient ennuyeux à souhait, les profs avaient une capacité enviable à dépouiller leur matière de tout attrait. De quoi se plaignait-on ? J'étais comme un prisonnier à qui on demande ce qui devrait changer dans l’administration de la centrale pour que celle-ci rejoigne son idéal alors qu’il se contrefiche de ses détails vu qu’il ne rêve que d’en sortir. Et puis, à deux mois de la libération…
Un jour, faute de carburant, le ramassage scolaire s’interrompit : plus de lycée. Mon copain Philippe passa me prendre avec sa voiture. Il lui restait un peu d'essence. On a fait un tour au lycée qui était en "révolution". AG et tout. On en entendit de belles. Conquis de fraîche date à l'idéal révolutionnaire, c'était à qui, parmi ces enfants de bourgeois, sortirait les propos les plus enflammés. Dans le genre délirant, on avoisinait le chef-d’œuvre. On est partis écœurés par tant d'âneries. Pas question d’y retourner !
Que faire? La situation paraissait assez simple: tout ça allait se tasser. C'est bien joli un mois de mai, seulement après 31 jours, il n'en reste plus. Ce n'était pas les propos ineptes de Cohn-Bendit et consorts, relayés par des adolescents naïfs, qui allaient changer le monde. J'en étais certain. D'autant plus que sur le territoire de la jolie commune où j'habitais se trouvait un camp militaire. Et que sur ce camp militaire, depuis le début du mois, venant de Pau, s'étaient installés de gentils parachutistes. Au cas où. La rumeur disait que nous n'étions pas les seuls aux alentours de Paris à bénéficier de cette rassurante présence.
Bref, il était temps de penser au bac. Il y avait trois ans que je ne foutais rien. Ou pratiquement rien. J'étais passé de seconde scientifique en première littéraire grâce à deux compositions françaises plutôt réussies. Puis de première en terminale parce qu'on ne peut pas faire redoubler un premier prix de français en section littéraire même s'il ne fait strictement rien dans les autres matières. En terminale, c'était en histoire que j'aurais eu le prix. S'il y en avait eu un. Mais avec tous ces événements… Le bac étant inéluctable, je me lançais donc dans des révisions (plutôt des visions) acharnées. Je m'ennuyais tant au lycée que l'idée d'en faire une année de plus m'était insupportable. Comme le fait d'y avoir passé 3 ans de ma vie pour rien m'aurait fortement contrarié.
En huit jours, j'avais fait tout le programme de maths et tous les exercices du livre. Dérivées et intégrales n'avaient plus de secrets pour moi. La géo, la philo, les œuvres de français, je m'ingurgitai tout en un temps record. Le soir, je jouais au ping-pong au foyer communal. Si le tournant vers un rétablissement des choses fut pris le 30 mai, il fallut cependant encore un bon mois pour que tout se tasse et que je peaufine mes savoirs. Le 27 juin on annonçait que le bac serait purement oral. Ça m'arrangeait bien. Les épreuves se passèrent agréablement. Je ne ratai que de peu la mention bien.
C'est ça mon mai (-juin) 68. Vraiment pas de quoi pavoiser.