Ce n'est pas de gaieté de cœur que je
prends la plume aujourd'hui.J'ai longtemps réfléchi avant de le
faire. Mais trop, c'est trop. Garder pour moi un tel secret,
m'oppresse. Au point que m'en délivrer me paraît préférable au
risque mortel que je vais prendre en le révélant. Après tout j'ai
déjà vécu l'essentiel de ma vie. Si mes révélations pouvaient me
valoir un peu d'indulgence de Mon Créateur quand je comparaîtrai
devant Son Divin Tribunal cela compenserait largement la perte de
quelques années de vie terrestre. Je vais donc parler.
Je ne sais pas si vous êtes comme moi,
mais je suis un grand amateur de crevettes. Grosses ou petites,
grises ou roses, j'en raffole. Et c'est comme ça que j'ai découvert
le pot aux roses. Je veux parler du scandale des crevettes.
Quand vous en achetez en
vrac, vous constatez que certains corps sont dépourvus de tête et
qu'on y trouve aussi des têtes sans corps. Normal, vous dites vous,
si vous ne procédez pas au décompte des deux catégories.
Seulement, si vous le faites vous vous apercevrez qu'il y a TOUJOURS
plus
de têtes sans corps que de corps sans tête. Vous vous dites que
vous manquez de chance et que toute votre vie n'est qu'une longue
suite de déconvenues. Vous avez tort. Au moins dans le cas présent.
Je
m'explique : vous avez sûrement remarqué que, dans nos grandes
surfaces, se vendent à prix d'or de jolies couronnes de crevettes
décortiquées destinées à faire de vos apéros des moments
prestigieux. Évidemment, ces crevettes n'ont pas de tête. Que
croyez-vous que les industriels de la crevette fassent de leur tête ?
Des déchets qu'ils jettent ? Mettant en pratique le principe de
Lavoisier, selon lequel « Rien
ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme ».
Ces « déchets », on les vend à vil prix aux grossistes
en crevettes qui les vendent au prix fort, augmentant ainsi leur
marge de quelques pour cents tout en recyclant des crevettes
accidentellement sans têtes et normalement invendables. Chacun, à
tous les niveaux de la chaîne commerciale y gagne et vous êtes le
dindon de la farce (ce qui vaut toujours mieux que d'être la farce
du dindon,mais quand même...).
Mais de crevettes grises, me direz-vous, point de couronnes. C'est là
qu'interviennent le minuscule crabe et le tout petit poisson. Ces
animalcules, sans aucune valeur marchande, les grossistes en
ajoutent quelques uns aux crevettes, ainsi ils augmentent leur marge. Et
personne n'ose protester de crainte de passer pour mesquin ! En
irait-il de même si vous trouviez des charançons dans vos haricots
secs ?
Que fait le gouvernement face à ce scandale ? En est-il
seulement informé?Je suis conscient des risques que je prends en le
dénonçant, les séides du lobby crevettiste vont tenter de me faire
taire à jamais avant que l'affaire ne prenne trop d'ampleur.
Qu'importe ? J'aurai fait mon devoir.