Demain j'atteindrai, sauf accident
subit, mes deux tiers de siècle d'existence. La vie commençant,
comme chacun sait, à soixante ans, j'approcherai du même coup ce
fameux Âge de raison traditionnellement fixé aux alentours
de sept ans. A ne pas confondre avec L'Âge-Déraison, roman
offrant une biographie imaginaire de M. Johnny Halliday que fit
paraître M. Daniel Rondeau en l'an de grâce 1982 et qui me fit
alors grande impression.
Aborder aux rives austères de la
raison n'est pas plus réjouissant que rassurant surtout quand le
curieux cocktail qu'ont au fil des temps concocté votre nature et
votre expérience ne vous y incite aucunement. Seulement, comme ce
fut le cas de Robert, supposé usurpateur du Duché de Normandie que
ses ennemis affublèrent du surnom de « Diable » (tandis
que ses partisans le qualifiaient de « Magnifique »), il
arrive qu' « âgé le Diable se [fasse] ermite ».
N'ayant jamais été bien diabolique et mon agnosticisme profond ne
me faisant ressentir aucun attrait à la vie religieuse, si
j'embrasse l’érémitisme, ce sera pour d'autres raisons...
Pour prendre une métaphore, dans
l'hypermarché des folies contemporaines, disons que j'ai chargé
mes caddies dans bien des rayons, sans trop regarder au prix,
laissant raison et parcimonie à ceux qu'elles amusaient. Que ce
soit aux rayons boulot ou plaisirs, j'ai usé et abusé d'une offre
abondante, laissant monter sans trop y penser le débit de ma
carte. Seulement, vient toujours le temps de passer en caisse. Et ça
se corse. Car au moment de payer la note, on s'aperçoit qu'une fois réglée, il faudra réviser son train de vie, on réalise que le bon
temps est fini et qu'a désormais sonné l'heure de la raison.
L'avenir s'annonce frugal. Et c'est bien ennuyeux.
Plus concrètement, des décennies de
tabagie forcenée vous ont rendu le souffle court et les montées
redoutables, la gueule de bois des lendemains vous grimace à la face
sans que vous ne sachiez la chasser d'un pied de nez, au bout de
quelques heures de travail, vous connaissez la fatigue mais vous n'en
demeurez pas moins le diablotin juvénile de jadis à qui revêtir la
bure ne dit rien qui vaille. A la croisée des chemins, vous hésitez
entre rejoindre, contraint et forcé, le camp des « sages »
ou, faisant comme si de rien n'était, continuer, autant que faire se
peut, sur le chemin des folies plus ou moins tempérées.
En attendant le naufrage, l'entrée en
vieillesse est un temps de dilemme.