Il y a quelque temps de cela, j’avais remarqué que Raymond s’occupait
à fagoter dans le terrain des Anglais où, par pure charité, il fait paître deux ou
trois brebis afin que celui-ci ne se transforme pas en jungle. Je me fis la
réflexion que, vue la saison, il se pourrait bien qu’il coupât ces branches
afin d’en faire des rames pour ses pois.
Avant-hier, je profitai de ce qu’il nourrissait ses bêtes
pour lui demander innocemment s’il ne connaîtrait pas un endroit où je pourrais
trouver quelques branchages qui puissent servir de tuteurs aux miens, avec,
peut-être, l’arrière-pensée que, si le hasard faisait qu’il eût conservé
quelques ramures surnuméraires par devers lui, il se ferait une joie de me les
offrir. Hélas, il n’en fut rien.
Il déplora que je ne lui en aie pas parlé plus tôt car
quelques jours auparavant, il avait fait du fagot avec des branches de la haie
des anglais. Mon hypocrisie n’alla pas jusqu’à prendre un air étonné à cette
annonce ni à maudire à haute voix mon imprévoyance. De fagot il n’avait point à
me donner, cependant il avait un plan B : pour soutenir mes pois, je pourrais
user de ce grillage plastique dont on arme les chapes de mortier anhydrique ,
maintenu à chaque bout de rang par un piquet. Seulement, où en trouver ?
On en trouverait bien chez le marchand de matériaux, mais qui dit acheter dit
dépenser des sous et dépenser l’argent durement reçu de la caisse de retraite
fait toujours tiquer le vieux Normand.
D’un autre côté, il était tard, les bois seraient feuillus…
Les feuilles mourraient, se répandraient dans le jardin… Et où en trouver ?
Peut-être sur la voie (c’est-à-dire l’ancienne voie de chemin de fer
transformée en voie verte par les bons soins de la région et l’aide financière
de l’Union Européenne) ? Oui, on devrait en trouver sur la voie… Ben
écoutez, si vous avez le temps, on pourrait aller voir ça demain matin me
proposa Raymond réalisant que ne pas rendre service à un gars qui lui avait
sauvé une brebis ne se faisait pas. On prendra une serpette et on y ira…
Hier matin donc, à l’heure convenue, je m’en fus le trouver
et dûment munis de l’outil tranchant et des cordes nécessaires, nous traversâmes
son grand pré où il me montra ceux des ses agneaux aînés qui allaient bientôt
passer à l’abattoir. Pour calculer le poids de viande de la bête, il suffit de
prendre son poids sur pieds, d’en retirer 4 kg et de diviser le restant par
deux. Ainsi un agneau de 50 kg représente-t-il 23 kg de bidoche. C’est toujours bon à
savoir, mais nous n’étions pas là pour ça.
Le problème avec les vallons, c’est qu’ils sont plus aisés à
descendre qu’à monter. Plus de cinquante ans de tabagie forcenée rendent le
souffle court. C’est donc en haletant que j’atteignis la clôture de barbelés
qui séparait le pré de la voie. Toujours obligeant, Raymond me tint les fils
tandis que, souple comme un verre de lampe, je peinais à la franchir. Je lui
rendis la pareille et pus constater que ses soixante-seize ans étaient souples et
alertes. La coupe des branches fut une promenade. Nous regroupâmes nos
trouvailles en un joli fagot qu’il se mit à porter. A l’occasion d’un passage
de clôture, je le lui confisquai, vu qu’il existe des limites à l’obligeance.
Chargé de ramures, j’atteins, de nouveau essoufflé, sa petite maison des prés
(il réside au bourg voisin) où il insista pour me payer le café. Je lui fis
remarquer que c’eût plutôt été à moi de l’offrir, vu l’insigne service qu’il
venait de rendre à mes pois. Il balaya l’objection d’un péremptoire : puisqu’on
est là !
Nous bûmes le café-calva suivi d’une minuscule rincette (on
sait se tenir en société !) et parlâmes. Surtout lui. J’eus droit à une nouvelle
version, plus détaillée, de son exploit
militaire en Algérie durant lequel il fut blessé lors d’une embuscade contre
des pillards du FLN. Sur les trois gars de sa classe venus canton, l’un avait
été tué, l’autre était rentré paraplégique et lui, veinard, n’avait eu qu’un
poignet éclaté et l’autre main blessée. Tout ça, comme il disait, pour un café
et un paquet de cigarettes… Il avait quand même reçu une médaille… La France sait
être généreuse avec ses guerriers enrôlés.
Chargé de mon fagot, je pris congé et m’empressai de mettre
les rames en place. Voici le résultat :
Pas mal, non ? Ainsi mes pois ne se vautreront pas sur la plate-bande et leur cueillette sera facilitée.