Le gros problème à l’usine, c’est le temps. On s’emmerde, il
se traîne. Heureusement il y a des pauses. Celles des repas où la cantine
offrait des plats qui même pour l’Angleterre étaient peu ragoûtants. Celles du
bavardage avec le contremaître. Celle qui séparait les heures normales des heures sup. Car heures
sup il y avait. On arrêtait à cinq heures et puis, les équipes du soir formées,
on remettait ça jusqu’à 10 heures. Ce qui faisait qu’on se trouvait enfermés
derrière les murs de brique de M. Telfer 14 heures de suite sauf le vendredi où
on finissait à midi, où on allait à l’agence toucher la paye et ensuite boire un
pot (ou douze) avec les copains.
Le soir donc, à cinq heures arrivaient d’autres ouvriers qui travaillaient ailleurs
et venaient ajouter un complément carné à leur salaire. Carné, car beaucoup
avaient tendance à ne pas partir les mains vides. Nous, les intérimaires, on n’était
pas vraiment obligés de les faire ces heures sup. Disons que c’était fortement conseillé
quand on n’avait pas envie de se faire virer. J’ai tenu quinze jours comme ça.
Et ensuite, viré ou pas viré, j’ai décidé que 14 heures c’était trop. On ne m’a pas viré.
Ces heures sup, c’était instructif : vu que le
personnel changeait en partie, il fallait répartir les effectifs différemment,
en fonction aussi des impératifs de la production. C’est ainsi que j’ai pu voir
de près comment se fabriquent les
hamburgers. C’est étonnant comme en
mixant du gras, des rognures et différents trucs farineux avec les colorants et
les additifs qu’il faut on obtient quelque chose qui ressemble furieusement à
de la viande…
Passer quatorze heures à trouver que l’horloge déconne, c’est
long. Heureusement, il y avait les pauses sauvages. Celles qu’on s’offrait au disjoncteur avec
mon collègue et les plus générales. Ça commençait par une pause cigarette que s’offraient
les bouchers. N’ayant plus de « viande »,
ceux qui préparaient le mélange des hamburgers, au chômage technique, allaient
les rejoindre. Sans matière première celles qui plaçaient les « steaks »
sur les plateaux de congélation n’avaient aucune raison de rester et l’équipe
congélation les suivait. Pour finir, ceux qui n’avaient aucune raison de s’arrêter
le faisaient quand même parce que quand même… Du coup tout le
monde se retrouvait à fumer un clope derrière le bloc des sanitaires. Les contremaîtres, au bout d’un moment, venaient
nous chercher. Ils n’étaient pas toujours bien reçus. « Vas te faire
foutre ! » et autres amabilités du même genre fusaient des rangs de
ceux qui, partis les derniers, s’estimaient victimes d’une injustice. On
finissait par reprendre nos postes.
On profitait des pauses pour faire la causette. Ainsi se
forma un groupe comprenant votre serviteur, un étudiant et un enseignant du
supérieur que des problèmes financiers contraignaient à cet humble labeur
pendant ses vacances. Sa théorie était qu’au ciel un petit dieu s’occupait de
lui. De temps en temps, du haut de son nuage, il jetait un coup d’œil pour
faire le point. « Comment va ce bon Tony, s’inquiétait-il ?
Je vois qu’il a un bon boulot, qu’il est avec une fille agréable… On dirait que
tout va bien pour lui… Ne serait-il pas temps que je lui balance un seau de
merde ? » Sitôt dit, sitôt fait et Tony se prenait le seau sur la
gueule et se trouvait dans une merde noire. Quelle sagesse !
L’étudiant avait des préoccupations sanitaires. Le fait que
les hamburgers mal formés étaient mis dans des seaux avant d’être mélangés au
lot suivant l’amenait logiquement à penser qu’une partie infime de la viande datait de la
fondation de l’usine soit une quarantaine d’années. Son autre sujet d’inquiétude
était que des petits morceaux de viande tombaient dans les montants supérieurs
de la chaîne de conditionnement. Des mouches y pondaient leurs œufs qui
naturellement devenaient des asticots qui batifolaient dans le liquide putride
que finissaient par devenir les miettes de viande mêlées de condensation. Il
arrivait aux plus imprudentes bloches de tomber dans un plateau de hamburgers. Le
non respect de la chaîne du froid lui
semblait également scandaleux. Un lot de palettes de hamburgers congelés n’avait-il
pas passé la journée en plein de soleil au milieu de la cour attendant un
camion frigo ? « Bah, ça recongèlera dans le camion… » avait dit
le chef, philosophe.
Ainsi passa un mois. Je savais que ce n’était que passager. Ça
n’en devenait pas pour autant agréable. Dire qu’il y a des gens qui vivent ça
toute une vie ! Ça m’a amené à la conclusion qu’un homme, en dernier
ressort, ça se résume à une paire de bras qu’avec un peu de chance il parvient
à louer…