Les banquiers d'affaires sont de bien tristes sires. Ils se remplissent les poches de grasses primes tandis que le bon peuple traîne sa triste vie dans un environnement hostile et précaire. N'empêche, ce n'est pas toujours aisé. Ainsi, du temps où je donnais des cours de français dans la City de Londres, parmi ceux que j'eus comme "clients", il en est un dont le souvenir me trouble, tant son quotidien me sembla peu enviable.
Le collègue qui m'avait précédé avait basé son enseignement sur "La Femme du boulanger". Nous continuâmes donc d'étudier ce roman. Étudier, un bien grand mot... En fait, John, appelons-le John, avait un petit problème : il s'endormait au bout de quelques phrases. Seul le téléphone le tirait de sa torpeur. Dans les conversations qui suivaient, il était question de millions de livres sterling. En quelques phrases le sort de ces dernières était réglé, puis John retournait à Pagnol avant de se rendormir jusqu'au prochain coup de fil qui se faisait rarement attendre. C'était un peu gênant. Je ne pouvais tout de même pas le secouer, ni claquer dans mes mains pour le ramener à son histoire de boulanger cocu. En gros, nous ne faisions rien. Au bout de quelques séances, John se demanda si nos rencontres du matin étaient vraiment fructueuses et si nous ne ferions pas mieux de déplacer ces cours dans la soirée. Il serait moins dérangé. Va pour la soirée, admis-je.
Ça n'alla pas vraiment mieux. Certes, le téléphone sonnait un peu moins souvent mais, entre deux jongleries de millions, il n'en dormait que plus longtemps. Nous finîmes par considérer que, peut-être, si nous déjeunions ensemble ça irait mieux. Il interdirait qu'on lui passe ses communications.
Nous déjeunâmes donc. Dire que la fréquentation de Pagnol s'en trouva améliorée serait exagéré. En fait, nous bavardions de choses et d'autres en anglais tout en dégustant d'excellentes salades au saumon fumé qu'un appariteur apportait dans son bureau sur un petit chariot. J'appris alors que la vie de John était parsemée de bévues multiples. Ainsi m'apprit-il un jour que le matin même il avait fait le plein de sa Porsche avec du gazole. Je ne me souviens que de cette anecdote marquante mais il m'en conta beaucoup. L'acte manqué semblait être son mode de vie.
Nous atteignîmes tant bien que mal la fin de son contrat avec l'école de langue qui m'employait. Trop fatigué, manquant de temps, il me demanda de l'excuser de ne pas le renouveler. Dommage. De son propre aveu nous nous entendions bien...
J'avoue que cette expérience me laissa songeur. Comment John, toujours au bord de l'écroulement, pouvait-il efficacement gérer la vente et l'achat de je-ne-sais-quoi par millions ? Ne lui arriverait-il pas un jour de faire de GROSSES erreurs ? Avait-il récemment contracté la maladie du sommeil ou bien, à force d'efforts pour être performant et s'élever dans la hiérarchie était-il parvenu à cet état d'épuisement prématuré ? Ne risquait-il pas, un beau jour, de se retrouver dans la poubelle comme un vieux citron bien pressé alors qu'il n'avait pas quarante ans ? Il n'y a pas qu'en bas de l'échelle que le fameux "système" fait des "victimes"...