S’il est une chose qui a la cote dans notre société, c’est bien la longévité. Avec l’argent, évidemment, mais ça c’est vieux comme le monde. La longévité, c’est plus moderne. J’entendais même récemment à la radio, suite à je-ne-sais-quelle découverte sur le rajeunissement des cellules, quelqu’un envisager la fin du vieillissement, la jeunesse éternelle, l’immortalité en quelque sorte. A condition, évidemment, d’éviter de se faire rouler dessus par un bus, poignarder à 247 ans en sortant de boîte par un mari jaloux, de recevoir sur la tête un mouton tombé du balcon du quinzième étage ou de se voir buter par un tueur aux gages d’héritiers impatients. En voilà une chose qu’elle serait bien ! D’un autre côté, ça pourrait poser des problèmes aux caisses de retraite si on ne relevait pas l’âge de départ. Mais ne pinaillons pas.
D’où nous vient cette curieuse envie de vivre vieux ? Le bon Alphonse Allais regrettait que l’allongement de la vie se fasse par le mauvais bout. Car vivre longtemps signifie être vieux longtemps. Evidemment, on s’imagine vieux et gaillard, du genre à faire du parapente, à courir le guilledou, à en remontrer à ces faignasses de jeunes. Pas du tout décati, bourré de rhumatismes et d’arthrose. D’ailleurs on ne vous montre que des vieillard(e)s sémillant(e)s, agités comme des queues de chien par une énergie indomptable. Il faut bien entretenir la foi. Le vieux, la vieille pas présentables, on nous les cache. C’est de bonne guerre.
Je peux me tromper, mais j’ai l’impression que l’amour de la longévité découle à la fois du progrès de la médecine (que l’on souhaite infini) et de la baisse du sentiment religieux : ne croyant plus à une vie éternelle dans l’au-delà, on se contenterait d’une longue, TRES longue vie. Un lot de consolation, en quelque sorte. Curieusement l’idée n’est pas si nouvelle : en atteste l’âge incroyable atteint par les patriarches. Comme si passer des siècles à promener son troupeau dans un quasi-désert était sort enviable. Peut-être en rêvait-on vaguement, comme on s’imagine parfois voler de ses propres ailes, au sens propre. Mais ça s’arrêtait là. Ce qui est récent, c’est la quasi-exigence chez nos contemporains de devenir au moins nonagénaires, et en pétant le feu, s’il vous plaît. J’ai souvent entendu des vieux plutôt caducs s’écrier à l’annonce d’une mort « Quatre-vingts ans, c’est jeune ! ». Tu parles que c’est jeune, quatre-vingts ans ! C’est tout juste si à cet âge, quand tu vas acheter des clopes ou une bouteille de whisky on ne te demande pas ta carte d’identité !
Même en admettant que les progrès de la médecine nous permettent de vivre très vieux en bonne santé, il y a un petit hic à ce projet d’égaler Mathusalem : on est le produit d’une époque et le monde change. On n’y peut rien. Prenez par exemple Stéphane Hessel : i l a des solutions, des idées nouvelles. Enfin qui étaient plus ou moins nouvelles quand il était fringuant jeune homme il y a soixante et quelques années…
Vous vous imaginez ce que ça donnerait aujourd’hui, une personne de 120 ans, née en 1891, même pas gâteuse, élevée dans l’esprit de la revanche contre les fridolins, ayant de justesse raté la Grande Guerre, déjà trop vieux en trente-neuf ? Surtout s’il avait été élevé par des réacs ? Vous croyez qu’il irait applaudir la gay-pride ?
On m’objectera qu’on peut se tenir au courant, vivre avec son temps. Mouais… Je fais souvent le test de demander à mes congénères de me citer une belle actrice de cinéma. A tous les coups j’ai droit à la Brigitte, à la Sofia ou à la Marylin. Quand je les presse de trouver quelqu’un d’un rien plus actuel, j’obtiens Adjani, une gamine de 56 ans… C’est comme ça : on garde les admirations de sa jeunesse. Parce qu’elles sont plus fortes. En littérature même : on peut généralement déterminer l’âge approximatif d’un lecteur en parcourant les titres de sa bibliothèque.
Qu’on le veuille ou non, on appartient à une époque et on finit fatalement par devenir un vieux con, un quasi-fossile encroûté dans des goûts et des valeurs périmées. Quel serait l’intérêt de vivre dans un monde qu’on ne comprend plus et qui ne vous tolère que dans le rôle du vieux schnock ?
La longévité est un rêve d'inconscient.