Ahmed était au demeurant le meilleur fils du monde. Il faisait partie de la bande du Canari, ce
bar de Thiès (Sénégal) où j’avais pris un
temps le pli de me nourrir et m’abreuver. Henri et un autre serveur tenaient ce bel
endroit en l’absence du patron, un Français au nom improbable d’Hercule, qui, sous prétexte de vacances
avait disparu depuis déjà bien des mois
sans donner signe de vie. Disparition qui semblait n'inquiéter personne.Malgré la vigilance de ces deux vertueux sérères, depuis
l’absence du maître, de jeunes personnes pas farouches s’y montraient en nombre
croissant. Nous y gagnions en agrément ce que l’établissement perdait en
austère respectabilité (Ah qu’en termes galants ces choses-là sont mises !).
Le nom même de cet accueillant commerce posait problème. Le
devait-il à cette poterie locale, le canari, où
l’on garde l’eau et qui la maintient fraîche ? Il n’y aurait eu là rien
que de très logique pour un débit de boisson. Toutefois, vu que sa façade était
peinte d’un jaune éclatant, on aurait également pu penser que c’était du serin
qu’il le tenait. A moins que suite à une erreur d’interprétation doublée d’un
désir de cohérence on ait confondu le récipient et l’oiseau et que le badigeon
ait suivi. La polysémie entraîne de telles errances ! Mais revenons à notre cycliste.
Car Ahmed était un cycliste. Ou plutôt il l’avait été Avec
un certain bonheur. Il avait en son temps été champion d’Afrique. Il avait même
couru en France. Mais ça, c’était avant. Du temps de ses vingt ans, du temps
honni des colonies. Il approchait lorsque je le connus la quarantaine et se reposait sur ses
lauriers. Son titre de directeur technique national du cyclisme lui assurait un
salaire qui sans être mirobolant lui permettait de vivre. Un logement de
fonction allait avec le poste. J’ai parlé de titre plus que de métier car on ne
pouvait pas dire que ses fonctions aient accaparé son temps. Il faut reconnaître
que le compétiteur cycliste n’est pas légion dans ce pays. Ne serait-ce qu’à
cause du prix élevé des machines. Durant les quelques mois où je le fréquentai
assidument, je ne vis qu’une fois un jeune venir s’abreuver à la source de son
inestimable expérience. Et ce fut expédié en quelques mots…
Ce grand gaillard d’un bon mètre quatre-vingt-dix était
resté athlétique. D’abord sympathique, grand causeur, il me prit sous son aile,
je devins un peu sa mascotte. Nous parlions de tout et de rien, du sens de la
vie. Il me raconta son mariage avec une Française, ses déboires en France, son
retour au pays… De temps à autre, une
Française de Dakar qu’il surnommait « La Francophonie » venait
vérifier s’il tenait toujours la forme. Sinon, nous prenions le thé à la menthe
chez lui et la bière au Canari. Car pour ce qui était du lever de coude, là
encore il avait la classe internationale. Hélas, il avait la
« marmite » mauvaise. La marmite était le nom familier donné aux
bouteilles d’un demi-litre de bière de marque « La Gazelle ».
Il arrivait que, suite à une absorption exagérée de
marmites, il se lançât soudain dans un curieux exercice gymnique :
fléchissant un genou il descendait, le dos droit jusqu’à une totale flexion
tandis que de son autre jambe, impeccablement tendue, il balayait l’air. Ceci plusieurs fois de
suite. Pas évident à faire, surtout quand on est soul. Essayez pour voir, même
à jeun. Pour qui connaissait l’animal, le temps du repli prudent avait alors
sonné : car la bagarre allait commencer… Et peu étaient de taille à lui
tenir tête. Seul son copain Badiane, autre grand sportif mais handballeur, lui,
pouvait le maîtriser et savait le ramener à la raison. Mais il arrivait qu’il
fût absent. C’est ainsi qu’il dérouilla sévèrement l’inspecteur de police Ali,
autre membre de la bande. Ce dernier ne porta pas plainte.
En tant que mascotte, je n’eus jamais à me plaindre de lui.
Au contraire même, car, où que nous allions, avec un tel garde du corps, je ne
craignais rien.
Et puis j’ai rencontré une Anglaise. J’ai espacé mes visites
au Canari. On continua de se voir mais
de loin en loin… Ainsi va la vie…
Je suppose qu’il n’est plus de ce monde aujourd’hui. Il
aurait passé les quatre-vingts… Mais si un jour on se retrouve au paradis,
j’aimerais bien lui payer des marmites. On parlerait de choses et d’autres, du
sens de l’éternité… En priant Dieu qu’en fin de soirée il évite de boxer les anges…