Nous voici donc en Juillet 1982. Depuis quelque temps déjà,
nous fréquentons un couple de collègues de marché. Des gens très sympathiques.
Lui, méridional, avec la tchatche qui va avec. Ancien représentant de commerce.
Un physique de gorille. Je veux dire de garde du corps, pas de primate. Avec le
goût pour la castagne qui va avec. Elle frêle blonde. Famille recomposée. Deux
enfants du côté de la mère. Ils sont un peu plus âgés que nous. On s’entend sur
l’essentiel : la bonne bouffe et les bonnes bouteilles. Et on cause, on
rêve de bouclard, comme on appelle les magasins dans le jargon)...
Parce que les marchés, comme aventure, il y a mieux. Une
fois qu’on s’est fait ses places, qu’on a plus à courir derrière le placardier,
à part déballer, vendre et remballer il ne se passe plus grand-chose. Il y a
bien la pluie qui chasse le chaland et abîme la came, le froid qui vous fait
rentrer la tête dans les épaules et gèle les pébroques, la neige qui rentre
partout, la canicule qui vous entraîne au bistrot et vous fait rentrer avec une
demie soupe, mais à part l’inconfort c’est quand même la routine. Et puis c’est bien beau d’abandonner un
boulot de fonctionnaire mais ça a pour corolaire la perte du salaire y
afférent. Curieusement, les clients ne viennent pas spontanément compenser ce
manque à gagner. Le monde est injuste, on ne le répétera jamais assez. Il faut
donc songer à évoluer.
Le soir du 14 juillet, après une journée de bombance nous étions
descendus à Amboise voir le feu d’artifice. Comme j’étais crevé, je restai roupiller
dans la voiture tandis que ma femme et nos amis allaient s’émerveiller devant
la belle bleue, la belle verte, la belle jaune et la belle rouge avant de se
pâmer sur le bouquet final. Voilà-t-il pas que je me trouve tiré de mon sommeil
par trois hilares qui disent avoir trouvé un bouclard ! C’est rude comme
réveil.
En revenant du feu, ils avaient vu qu’un ancien garage situé
sur l’artère principale, non loin du château, était à louer. Une royale ! Dans
mon demi-sommeil, j’avoue que leur enthousiasme m’inquiétait un peu…
Nous nous renseignâmes sur le prix de la chose. Il en
voulait beaucoup, le propriétaire. Il y avait pas mal de travaux à effectuer. Mais pour qui s’emballe, rien n’est obstacle.
A trois contre un, la lutte était inégale. Ainsi commença notre projet d’association.
Normalement, avec ce que nous avions de côté et 50 000 F que j’empruntai à
mes parents, ça devait faire la rue Michel. Comme au-dessus du magasin se
trouvait un appartement faisant partie du lot et que nous n’avions aucune raison
de rester au fin fond de la cambrousse, nous le louerions à la société, ce qui
diminuerait d’autant la charge du loyer. Léon nous avancerait la came qui
complémenterait nos stocks. Comme sur des roulettes, je vous le dis…
A part que les roulettes allaient coincer. Mon associé était
un optimiste. Du genre qui évalue mal les dépenses à prévoir mais que le retour
à la réalité n’affecte pas. « Ah, y’en
a pour le double ? Qu’importe ? » Pour moi, ça importait. Vu que
je ne pouvais pas suivre. Si la famille de sa femme était généreuse, de mon
côté je savais que ma mère- fourmi n’était pas prêteuse (un de ses moindres
défauts) et que je n’avais pas tellement envie de quémander. Du coup, au fur et
à mesure que s’élevait la note notre part dans l’association diminuait. Au
rythme ou c’était parti, nous allions devenir TRÈS minoritaires. Ce qui ne me
plaisait pas, mais pas du tout. Je n’avais pas choisi la liberté pour devenir l’esclave
d’autres si sympathiques fussent-ils. D’ailleurs ma sympathie fondait comme
neige en canicule. De plus, je me trouvais faire les marchés tout seul, ma
femme travaillant aux préparatifs d’ouverture. Ce n’était pas non plus ce que j’attendais.
La tension monta jusqu’à la rupture qui au bout de deux mois devint inévitable.
Nous reprîmes nos billes.
Nous nous retrouvâmes donc avec quelques sous et une envie
de monter un bouclard. Mais où ? Il nous fallait une ville moyenne où les
commerces de notre type n’existaient pas. La préfecture de l’Indre s’imposa. A
la gare de cette charmante cité on entendait à l’arrivée des trains : « Châteauroux,
Châteauroux, trois minutes d’arrêt ». Selon moi, c’est tout ce que la
ville mérite. Nous devions y rester plus de six ans ensemble. Mon ex-femme y
demeure encore plus ou moins trente ans plus tard.
Mais c’est une autre histoire…