mardi 19 novembre 2013

Joe




Un jour il m’a déclaré qu’il me classait en cinquième position parmi les personnes les plus intéressantes qu’il ait rencontrées.  Je me demande bien pourquoi. Quoique injustifié, ce propos est flatteur surtout venant de quelqu’un de plus de quarante ans qu’on soupçonne en avoir rencontré plus de cinq. Même si c’était au cours d’une de nos nombreuses conversations copieusement arrosées.  Joe A., si je tenais ce genre de classement, y serait  en excellente place.

En l’an de grâce 1990, suite à bien des vicissitudes, je trouvai un poste de Prof de Français dans l’East End de Londres. Même si l’enseignant était mieux traité là-bas qu’ici, mon salaire ne me permit de m’offrir pour tout logement qu’une chambre meublée dans une maison occupée par 6 ou 7 autres célibataires, tous mâles. Joe était l’un d’entre eux. Je ne sais comment nous entrâmes en contact. On ne le voyait pas beaucoup vu qu’il travaillait de nuit et que le reste du temps il ne sortait guère de sa cambuse.  Comme, outre les sanitaires et les salles de bains, nous partagions une cuisine, je suppose que c’est en préparant un repas que nous en vînmes à parler…

Ça commence toujours comme ça : quelques mots sur la pluie et le beau temps et en général ça s’arrête là. Sauf quand pour X raison la conversation se poursuit, devient plus personnelle, qu’on se met à raconter  sa vie, ses joies, ses peines… Ainsi j’appris que ce colloc travaillait comme préparateur de commandes d’un entrepôt de disques. Qu’il était arrivé quelques années auparavant du Nicaragua où ses Anglais de parents s’étaient installés et où  il avait passé l’essentiel de sa vie. Il y exerçait la noble profession de chasseur-pêcheur professionnel. Dans un camp où il initiait de riches Américains aux joies de la pêche au tarpon ou de la chasse en forêt vierge. Profession qu’il est, pour des raisons évidentes, difficile d’exercer sur les bords de la Tamise. D’où sa reconversion.

Une anecdote qu’il me conta me laissa pour le moins perplexe : un jour qu’après moult libations il était parti à la pêche en mer avec un Américain qui bossait pour la CIA et une vague copine, une tempête tropicale les avait emportés loin des côtes et durant quelques semaines ils avaient dérivé quasi morts de faim et de soif, couverts de furoncles, brulés par le soleil, buvant leur propre urine et le sang des rares poissons qu’ils pêchaient et dont ils se nourrissaient. Leur martyre prit fin lorsque leur route croisa celle d’un cargo américain qui les recueillit. Alors qu’avec ses compagnons d’infortune ils s’étaient juré de ne plus jamais boire, ce fut l’occasion de prendre une sacrée cuite ! Belle histoire mais qui sentait plus le scénario de film que la vérité. Je me demandai s’il n’était pas un brin mytho… Sauf que…  Quelque temps plus tard alors que nous étions dans ses quartiers, il sortit d’un placard  un morceau de tissu blanc maculé de striures multicolores  contenant des coupures de presse. Lesquelles narraient son aventure. On relatait les recherches aériennes entreprises pour les retrouver, d’abord à la une, puis en pages intérieures,  on annonçait la fin des recherches  jusqu’à ce qu’une manchette annonçât, bien plus tard,  ON LES A RETROUVÉS ! (Tout ça, bien entendu en espagnol). Le linge qui entourait ces souvenirs était un tablier de cuisinier où tout à la joie de cet incroyable sauvetage l’ensemble de l’équipage du cargo avait écrit quelques mots.

Nous en vînmes, avec un autre colloc irlandais, à fonder un « club » dont l’activité consistait, le samedi, à confectionner un repas chacun notre tour. C’était l’occasion de boire des coups jusqu’à plus soif et au-delà, de tenir d’interminables conversations et d’agacer prodigieusement les autres en squattant la cuisine. On se distrait comme on peut en terre étrangère…

Les aventures de Joe ne s’arrêtèrent pas à  son escapade maritime. En 1979, les Sandinistes renversèrent la dictature des Somosa, établissant la justice sociale et ruinant accessoirement le pays. Les riches Américains ne vinrent plus. Le camp ferma. Il se trouva fort dépourvu. Il tenta de survivre grâce à de menus trafics mais les temps étaient bien difficiles. Il finit par rejoindre les Contras, soutenus d’abord par l’Argentine puis par les États-Unis. Je ne vous raconterai pas les joyeux massacres opérés par les deux camps qu’il me narra : ça découragerait les partisans d’une guerre civile fraîche et joyeuse. Et puis éclata le scandale de l’Irangate qui eut pour conséquence la fin de l’aide Étasunienne et la nécessité pour les contras de s’accrocher au pinceau, vu qu’on les privait d’échelle… Ils furent joyeusement massacrés par les gouvernementaux. Joe s’en tira, parvint à rejoindre les USA puis l’Angleterre.

Un beau jour, Joe prit la décision héroïque de cesser de boire et de fumer. Vu qu’il carburait à (au moins) une bouteille de vodka par jour, il s’enferma quelque temps dans sa chambre afin de s’entretenir en tête à tête avec le DT. Il en sortit vainqueur. Mais ce fut la fin du club. De mon côté j’avais fait la rencontre d’une jeune personne avec qui je finis par me mettre en ménage, quittant de ce fait la maison.  J’allai le voir de temps à autre. Et puis lui aussi trouva chaussure à son pied, déménagea et nous nous perdîmes de vue.

Il m’arrive de penser à lui de temps en temps, de souhaiter que les circonstances lui aient permis de renouer avec sa vraie vie, au Nicaragua. Ou au moins de vivre un relatif bonheur en Angleterre, sans trop de nostalgie…

14 commentaires:

  1. Eh bien moi, je romprais net toute relation avec une personne ayant l'outrecuidance de me dire en face qu'elle connaît quatre personnes plus intéressantes que moi !

    Bobillé, sinon…

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    1. Allez, je vous place sur le podium, cher Didier. Et merci pour l'appréciation du billet.

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  2. Il y a plein d'anecdotes diverses dont je me suis retenu de faire mention afin que ce billet ne soit interminable et lassant. N'empêche que Joe a joué un rôle très important à un moment où ma vie semblait m'échapper. La profonde sagesse de cet homme qui en avait vu bien d'autres (et des bien corsées) m'a enseigné la prise de recul vis-à-vis des pauvres vicissitudes auxquelles la vie nous soumet. Grâce lui soit rendue. Où qu'il se trouve à présent !

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  3. C'est un très beau billet.

    Ceci dit, c'est quand même marrant, ça, de faire un classement des personnes les plus intéressantes qu'on a rencontrées. C'est très anglais, je trouve.

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  4. C'est dingue !!
    Vous avez rencontré Cizia Zykë !!
    ( Henry de Monfreid était déjà mort )

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    1. N'exagérons rien. Mais des aventuriers et des soudards riches en anecdotes plus croustillantes qu'édifiantes, j'en ai rencontré quelques uns. Tous n'avaient pas le classe ni la gentillesse de Joe.

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    1. Votre histoire m' a fait penser à cette chanson de Lavilliers.

      http://www.youtube.com/watch?v=N0UXpTGr05s

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  6. "Il y a plein d'anecdotes diverses dont je me suis retenu de faire mention..."
    Ne vous retenez pas et régalez-nous!

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    1. Non, parce qu'en fait ces anecdotes auraient eu leur place dans ce billet mais seules leur intérêt serait très limité. Si je les ai omises c'est par crainte d'écrire un article trop long et partant ennuyeux.

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  7. Un personnage haut en couleur que ce Joe !

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    1. En effet. Quoique à première vue il n'avait rien de spécial.

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