samedi 5 octobre 2013

Traduttore, traditore !



Des difficultés de traduire (renseignant au passage sur deux points peu connus de la civilisation cockney qui vous permettront de briller dans les salons )...


Le dernier Robert Rankin m’est arrivé voici quelques jours et bien entendu aussi vite déballé aussi vite entamée sa lecture. Afin de la faire un peu durer, je l’alterne avec celle des chroniques littéraires que j’étais en train de lire avec plaisir.

Un de mes rêves ayant jadis été d’apporter aux Français qui les méritent les joies qu’occasionnent les hilarants romans de celui qui a créé un genre dont il est le seul représentant, mélange d’ésotérisme, de science-fiction victorienne et de fantasy moderne le tout parsemé de running jokes et de plaisanteries de garçon de bains. Aussi le lis-je en m’efforçant de trouver des équivalents français à certaines expressions. J’en prendrais deux exemples.

Un des personnage demande à son interlocuteur : « are you having a gi-raffe ? » ce qui laisse ce dernier pour le moins perplexe. Cette phrase ne veut strictement rien dire, sauf à savoir que le personnage étant un cockney (Londonnien de l’East End normalement né dans à portée d’oreille des cloches de l’église de Bow) il s’agit de rhyming slang. Cet argot rimé fonctionne ainsi : on remplace le nom commun anglais (ou argotique, ce qui n’arrange rien) par un couple de noms communs ou propres dont le deuxième rime avec le mot remplacé. Des exemple peut-être ?  Apples and pears (pommes et poires)  = stairs (escalier) ; saucepan  lid (couvercle de casserole) = quid (Livre sterling en parler populaire). Ainsi  gi-raffe rimant avec laugh (rire et ici moquerie) l’expression veut-elle dire « Vous vous moquez de moi ? ».

Vu que l’argot rimé n’existe pas en notre langue, comment rendre cette situation ? On pourrait passer au louchébèm mais vu que le personnage n’est pas boucher et qu’il serait curieux qu’un cockney le pratique, on trahirait grossièrement.

Autre problème. Le roman raconte les aventures d’un singe parlant (et écrivant vu qu’il s’agit d’une autobiographie) nommé Darwin qui poursuit à travers les époques en compagnie du détective Cameron Bell  un redoutable criminel lui aussi doté d’une machine à voyager dans le temps et dont le but n’est pas seulement de devenir le maître du monde (ambition somme toute assez commune) mais de TOUS les mondes et de tous les temps. Ce super-méchant a l’intention de devenir « Pearly emperor » (vu que les Cockneys ont leurs « Pearly kings »). Un «Empereur nacré » ? Des « rois nacrés » ?  On consulte son Harrap’s French Dictionnary , Unabridged edition, et l’on apprend qu’un « pearly king (ou queen )» exerce la noble profession de marchand des quatre saisons avec la particularité notable de porter des vêtements ornés d’une multitude de boutons de nacre.
Voici à quoi ça peut ressembler :




Et si ça s’arrêtait là ! Mais pour tout arranger,  à la fin du XIXe siècle , un balayeur nommé Henry Croft qui s’était donné pour mission d’aider son prochain en collectant des fonds pour plus pauvre que lui, eut l’idée de copier le costume des marchands ambulants afin de mieux attirer l’attention et les aumônes . Son exemple fut suivi et, en 1902 apparut la première société de « Pearly kings and queens » quêtant en faveur de bonnes œuvres vêtus de costumes inspirés de celui du précurseur. Ces sociétés perdurèrent et se divisèrent au fil des conflits. Voici la photo de groupe de l’une d’elle : 

Noice an' original, init mate ? (Restons cockney !)



Tout ça est bel et bon, mais pour revenir à notre « Pearly Emperor », comment le traduire ?  Impossible, non ? Au niveau des connotations, « l’empereur nacré » ne renverrait ni aux marchands des quatre saisons ni aux sociétés charitables quant à « super-marchand des quatre saisons » à part être ridicule…

Le traducteur sera donc contraint d’inventer un nom au monstre, lequel ne sera au mieux porteur que d’une partie des connotations originales. Sa trahison aura-t-elle la même force que le terme Rankinien ? On peut en douter…

Décidément la paronomase italienne qui m’a servi de titre est on ne peut plus vraie : traduire c’est trahir. Mais puisque c’est le prix qu’il faut payer pour rendre accessible à ceux qui ignorent telle ou telle langue une œuvre inconnue,  souhaitons que de talentueux traitres continuent de tricher.

ULTIME PRÉCISION : Pour ajouter à la complexité du rhyming slang, il arrive, lorsque aucune ambiguïté  n'est possible, on fasse sauter le second mot. Exemple :  Butcher's hook (croc de boucher)  = look (coup d'oeil).  On fait sauter hook et on obtient : Let's have a butcher's = Let's have a look = jetons un coup d’œil.

16 commentaires:

  1. Vous donnez envie de le connaître, ou de le découvrir, en version originale, en tous cas ; cela pour envenimer le dilemme qui semble vous assaillir -)

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  2. Ah, j'ajoute : proposez à un jury populaire -vos lecteurs ne feraient-ils pas d'excellents jurés ?- des traductions argotiques (en verlan par exemple ?)

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  3. (Pardon d'y revenir mais je ne lis qu'à l'instant votre lien sur le louchébème ^^ ; mon commentaire précédent est donc partiellement éludé)

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  4. Cette difficulté explique sans doute pourquoi les romans de Wodehouse qui sont célébrissimes chez les anglo-saxons n'ont eu aucun succès en France.

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    1. Tout W. est édité en France, et se vend très bien !

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    2. Aussi bien qu'en Grande-Bretagne?

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    3. Si on prend le cas de Sir Terry Pratchett (il a été annobli par la reine) qui a son rayon personnel dans tous le W H Smith du royaume, ses traductions en français, éditées par l'Atalante (à Nantes) connaissent un bon succès mais rien de comparable au véritable culte qu'on lui voue en Angleterre. Le pauvre Terry souffre depuis 2007 d'une forme rare d’Alzheimer précoce.

      Robert Rankin a lui aussi été traduit en français et 6 de ses romans ont été publiés par les Éditions Bragelonne. On ne peut pas non plus dire qu'il ait fait un tabac. Je suis assez réservé sur la valeur des traductions, mais ça doit être par jalousie.

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  5. Sans vouloir polémiquer... Voilà le genre d'article qui contribue a marquer une frontière majeure entre la nauseabondosphere que j'ai tan de plaisir a parcourir, et l'orthodosphere, qui, de rosaelle au huffpost ne propose qu' un infâme porridge inculte et cuistre, sans saveur et plein d'aigreur à rances! Merci a vous Jacques Etienne.
    Saint Marcelin Akhbar! (Si j'ose ce néologisme qui justifie mon lâche anonymat d'agent dormant)

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  6. Fort intéressante chronique , mais, peut-on dire que le cockney soit un argot ? ( tout "langage populaire" n'étant pas un argot...).

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    1. Le Cockney n'est aucunement un argot. Il se distingue principalement de l'anglais de la reine par une nette distorsion des voyelles, une forte propention à truffer les phrases de jurons (bloody ou fucking) et de mots d'argot (rimant ou pas) et quelques fantaisies syntaxiques, le tout ayant tendance à rendre ce parler populaire plutôt incompréhensible mais plus accessible cependant que peuvent l'être le "broad glaswegian" de Glasgow ou le parler "Jordie ou Jordy ou Geordie" de Newcastle.

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  7. Comme vous avez raison , traduire c'est trahir,
    Quand on se remémore l’innommable, inaudible, adaptation par Dalida du Lambeth Walk, de la comédie musicale Me and my Girl, un improbable imbroglio d'un Cockney devenant un Lord, collision de deux mondes typique Londoniens,
    où à la fin du premier acte Bill fait irruption au sein d'une "party" assez smart accompagné de " pearlies queens and kings" reines et rois emperlousés (?)
    http://youtu.be/wkS0lIysivQ

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    1. Je dirais plutôt "nacrés" qu'emperlousés car la nacre se dit en anglais "mother of pearl". Ce qui est vrai, vu que les perles sont de nacre.

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    2. Cela dit, merci pour la vidéo qui montre un Londres révolu mais pas si lointain.

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  8. Il faut beaucoup de talent pour trahir correctement, enfin traduire, enfin c'est pareil. L'ennui c'est qu'alors la traduction, je veux dire la trahison, devient oeuvre à part entière et donc, autre chose.
    La vie n'est vraiment pas facile...
    Amitiés.

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