samedi 12 octobre 2013

La « canonisation » Saint Marcelin (1)



J’ai choisi de ne pas employer la préposition « de » entre le nom et son complément afin de faire plus médiéval. C’est par de tels détails que l’artisan consciencieux se distingue du simple gougnafier. 


Thibault Forte-Tige mourut quelques années après son père. Les réformes qu’il opéra furent négligeables. C’est à peine s’il parvint à imposer quelques menues taxes et corvées aux membres de la communauté. Son fils et successeur, Marcelin Le Cocu, passait trop de temps à surveiller son épouse Hermeline La Chaude pour s’occuper efficacement de la restauration du système féodal qu’avait aboli son grand-père. Il fallut donc atteindre l’accession à la seigneurie de leur fils, Thibault Patte-croche pour que les choses se missent à changer. Et à changer elles se mirent alors…

Ce Thibault de triste mémoire fut ainsi surnommé pour son âpreté au gain. Nul moyen ne lui paraissait trop vil pour accaparer les richesses. Ainsi, suite à un long procès, il parvint à réintégrer totalement à la seigneurie de Riche-Motte les terres de la communauté de La Neuville Marcelin comme on la nommait maintenant. La bourgade avait prospéré et laisser de si riches terres libres d’impôts lui paraissait inacceptable. S’il ne parvint pas à asservir les habitants, il les fit ployer sous des droits d’une variété et d’une lourdeur que nos modernes technocrates n’ont pour l’instant su dépasser.

Puis un jour lui vint une idée. Elle lui vint par le grand chemin. Une forte troupe composée de moines, de serviteurs et d’hommes d’armes réclama son hospitalité pour la nuit. Elle ne demandait qu’un abri. De provisions elle était fort pourvue. L’avare seigneur accepta donc de les abriter dans sa basse-cour où ils montèrent de riches tentes sous l’une desquelles on dressa les tables d’un festin où il fut convié.

Dans la douceur d’une nuit d’avril, le repas s’éternisa et Thibault apprit du chef de la troupe, un gras moine, qu’il convoyait vers le monastère de Neumoutiers rien moins qu’un poil du Saint Sourcil et un tibia de Saint Théophraste de Cappadoce. Le bon roi Louis VII les avait achetés à l’empereur de Constantinople afin d’en doter le monastère qu’il venait de fonder. Le prix de ces saintes reliques restait secret, mais le nombre de soldats de l’ost royal qu’on avait chargé de leur garde le laissait penser digne d’une rançon de roi.

Le bénédictin raconta comment la rare relique « directe » apporterait au monastère dont il était prieur célébrité et… …richesse. Il expliqua que, du fait de l’Ascension du Christ, il ne restait de son enveloppe charnelle que quelques saintes reliques « directes », son prépuce, quelques cheveux, quelques poils de barbe et d’autres endroits moins saints, une rognure d’ongle, trois dents de lait et le Saint Poil de Sourcil qui reposait sous forte garde dans un reliquaire d’or serti de cabochons précieux. Ces modestes restes, pieusement recueillis par des proches puis religieusement transmis de génération en génération depuis plus de mille ans avaient un pouvoir miraculeux inouï. Celui du tibia de l’ermite du désert, sans atteindre la vertu thaumaturgique du Saint Poil, avait néanmoins une grande valeur en ce milieu de XIe siècle où les lieux de pèlerinage se multipliaient.

La troupe quitta le château au matin. Thibault entendit s’éteindre progressivement le concert dissonant que formaient, se mêlant, les roues cerclées de fer des lourds chariots, le cliquetis des armes et des armures et les cantiques des moines. Mais un autre concert, autrement harmonieux aux oreilles de l’avare, remplaça celui du convoi : celui que produit en s’écoulant un flot continu de pièces d’argent et d’or. Car Thibault avait une idée…

Thibault Patte-Croche était un homme d’affaires avant l’heure. Sa capacité à repérer une niche de profit et à l’occuper, bien qu’il n’employât pas ce jargon, était forte et sure. Son manque total de scrupules – il eût sans états d’âme vendu sa mère si la garder n’avait été plus profitable – le rendait d’autant plus efficace.

Les propos du moine n’étaient pas tombés dans l’oreille d’un sourd. Qui dit relique dit pèlerins. Qui dit pèlerins dit commerce. Qui dit commerce dit foire. Qui dit foire dit droits…
Dans l’esprit imaginatif de l’avare Thibault poussaient à La Neuville Marcelin hostelleries, échoppes, tavernes, bordels, menant à elle des routes avec leurs ponts. Et tout ça, c’étaient des taxes, des droits, des péages, des bénéfices faits en sous-main dans les boutiques qu’il posséderait et ferait, pour ne pas déroger, exploiter par des hommes de paille.

Seulement, il fallait des reliques.

Mais des reliques… Ca ne se trouvait pas sous le pied d’un cheval ! Quand on possède un saint, on le garde pour soi… En cas de besoin, et quand il a une bonne cote, on en cède à la rigueur un bout plus ou moins conséquent. Moyennant une petite fortune.
Et s’il avait un SAINT ? Un saint à lui tout seul ? Un saint miraculeux en diable (passez-moi l’expression !) ?

Depuis qu’il avait pris en main les destinées de la seigneurie, s’était développée en Baugeois une légende autour de son bisaïeul. L’âpreté au gain du nouveau potentat local avait renforcé la tendance naturelle qu’ont les hommes à enjoliver le passé. Marcelin, de seigneur-brigand repenti après un riche mariage était devenu une sorte de saint thaumaturge.

C’est cette histoire « arrangée » que nous avons contée. Qu’était-il du Marcelin historique ?
Sans doute, poussé par sa pieuse épouse et rassuré par l’immense fortune qu’elle lui apportait, avait-il, pour le pardon de ses fautes, renoncé à quelques droits seigneuriaux. La fin du Xe siècle, après que la menace normande s’était effacée, constituait le point de départ d’une renaissance qui allait culminer au XIII siècle. Partout on défrichait. L’expansion démographique s’amorçait. Une paix relative régnait. De là à transformer l’époque de Marcelin en âge d’or, il n’y avait qu’un pas que l’on s’empressa de franchir… Les miracles s’étaient ajoutés d’eux-mêmes, comme par magie…

Bien entendu, cette légende, quand elle était parvenue à ses oreilles, avait commencé par l’agacer. 

Jusqu’à ce jour où il avait soudain réalisé qu’elle était …une mine d’or ! Mieux qu’une mine, même ! Car les mines s’épuisent, tandis que la crédulité se nourrit d’elle-même et va sans cesse grandissant ! 

Saint Marcelin ! Il le tenait, son saint !

5 commentaires:

  1. Un nouveau Jacques de Voragine nous offre ici une nouvelle légende dorée !
    Merci merci !

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  2. Tout cela s'enchaîne avec une logique implacable, on sent venir encore du bien croustillant!
    Amitiés.

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