jeudi 18 avril 2013

Lisez Karoo !



Le  5 avril, j’évoquais un  livre* dont mon bon docteur m’avait dit que je le faisais penser à son héros.  La curiosité m’avait poussé à commander. Je l’ai reçu vers le 10. Je ne l’ai pas lu tout de suite car j’avais de saines lectures entamées. Et puis j’ai plongé et il m’est arrivé une chose qui m’a rajeuni : comme au temps ancien de mon adolescence alors que je découvrais tout avec enthousiasme, je ne parvins pas à m’en  détacher.  Je lis souvent quelques pages avant de m’endormir, histoire d’instaurer une transition agréable entre veille et sommeil.  Quand les caractères se mettent à danser et que mes paupières se font lourdes, je pose le livre, éteins et m’endors. 

Mais là, ça se passa tout autrement : au lieu de m’endormir, le roman m’éveilla. Si bien qu’une nuit, seule la brûlure qu’imposait à mes  yeux la fatigue m’a contraint à cesser de lire. Trois heures du matin auraient sonné si  j’avais eu une horloge (ou un magnifique carillon Westminster comme certains privilégiés). Et ensuite je ne m’endormis qu’avec peine, habité que j’étais par l’ouvrage.

Qu’est-ce qui peut expliquer ce curieux phénomène ? Bien sûr Karoo est un de ces personnages vieillissants qui promènent sur les gens, les choses et eux-mêmes un regard désabusé et plein d’humour que d’aucuns jugent cynique et d’autres (dont moi) réaliste. Mais c’est insuffisant. Bien sûr si  l’auteur, Steve Tesich,  s’est vu couronné d’un Oscar du meilleur scénario c’est qu’il savait raconter une histoire. Mais des histoires, comme disait Céline, tout le monde en a ou en connaît. Alors d’où vient la magie ?  Bien sûr, Tesich a le génie du portrait et du dialogue. Ses descriptions-conversations avec sa femme ou le producteur Jay Cromwell sont des chefs-d’œuvre. Les premières laissent Qui a peur de Virginia Woolf  loin derrière, les secondes  donnent vie à un être si parfaitement auto-construit que seule la perspicacité acide de Karoo, en en démontant l’impeccable mécanisme,  parvient à faire ressortir le côté sombre comme le profond néant du personnage.

Aucun de ces éléments ne saurait séparément faire un grand livre. C’est leur savant mélange qui enchante. Sans compter que la traduction est excellente : pratiquement aucune de ces maladresses qui naissent d’un trop grand respect des tournures idiomatique ne m’y est apparue.

Mais il y a un mais. Comme le notait Didier Goux (qui a consacré au livre un billet) dans un commentaire à mon billet ci-dessus lié, « Hélas, il part du mieux (la première moitié) pour aller vers le moins bien (le troisième quart) et finir par le plus raté (la fin). ». Il est vrai que, passé une bonne moitié, le rythme s’essouffle, on y sent venir de très loin, de trop loin, un dénouement prévisible même si l’événement de résolution (comme dit la narratologie) n’est pas exactement celui qu’on attendait ou plutôt s’il se complique d’un accident inattendu. Le changement de point de vue de la fin (on passe d’un narrateur à la première personne à un narrateur omniscient de la troisième) s’explique certes mais il dérange comme ennuie la longue Odyssée métaphysique qui clôt le récit.

N’empêche, plus de quatre cent pages passionnantes et bien écrites, ce n’est pas rien. Mon peu de goût (euphémisme) pour la littérature États-Unienne se trouve mis en question par ce roman. Je me console de cette atteinte à mes préjugés en me disant que Steve Tesich n’est arrivé de Serbie qu’à quatorze ans, déjà nourri et enrichi par ses racines Vieilles  Européennes…

Karoo se regarde vivre plus qu’il ne vit, c’est certain. En le lisant vous serez voyeur au second degré et, croyez-moi, vous ne serez pas déçu du spectacle. Et l’histoire, me direz-vous ?  Allez y voir vous-même…

12 commentaires:

  1. Je viens de relire les commentaires qui font suite à mon propre billet : je m'y aperçois que j'étais moins enthousiaste que vous de la traduction, notamment en raison des "au final", des "initier" un scénario, etc.

    Mais enfin, j'ai l'impression que nous sommes grosso modo d'accord à propos de ce livre.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pense que les réserves (d'ailleurs légères) que vous émettez sur la traduction sont davantage dues à votre purisme en matière de langue française plus qu'à des défauts de traduction. M'étant amusé à ce genre d'exercice et ayant une certaine connaissance de la langue anglaise, je renifle les tournures de phrase et les métaphores trop collées à l'original. Leur quasi-absence et la vivacité restituée du récit me font juger excellente la traduction.

      Quoi qu'il en soit, je pense que les portraits-conversations entre Karoo et sa femme, Karoo et Cromwell sont les sommets de ce grand livre même s'ils ne font que participer du regard désabusé (au sens strict) du "héros" sur lui-même et les autres.

      Supprimer
  2. Qu'est-ce que vous n'aimez pas dans la littérature américaine ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. A peu près tout. Je m'en sens à peu près aussi proche de celle que produiraient des martiens. Mon antiaméricanisme est aussi total que primaire.

      La seule chose que j'apprécie en ce pays c'est la flexibilité professionnelle qu'il permet.

      Supprimer
    2. Même Francis SCott Fitzgerald ? Steinbeck ? Eugenides ?

      Supprimer
    3. En fait, je n'ai pas lu Steineck (que j'aimais beaucoup) ni Scott Fitzgerald (que j'ai moins aimé)depuis bien longtemps. Il m'est donc difficile de porter un jugement sur eux, mes goûts changeant avec le temps (avec lequel, va, tout s'en va, comme chacun sait). Quant à Eugenides, vous venez de m'apprendre son nom.

      Cependant, du temps de ma folle jeunesse, j'ai lu avec plaisir Faulkner, Steinbeck, Dos Passos, Caldwell (dont les romans furent le sujet de mon mémoire de maîtrise d'anglais), Sinclair Lewis, Horace Mc Coy et quelques autres. Malheureusement, ces dernières décennies, tout ce que des amis ou proches m'ont recommandé de lire avec une voix tremblante d'admiration m'a laissé de marbre. Je ne me souviens pas des noms à part Mc Carthy dont La Route m'a semblé plus ennuyeuse qu'autre chose (un "road novel" apocalyptique, so what ?).

      Ce rejet me semble dû au fait qu'il restait chez les auteurs des années vingt ou trente de fortes traces d'européanité qui se sont étiolées chez leurs successeurs, ces derniers devenant purement États-uniens et par conséquent moins accessibles à ma sensibilité.

      Supprimer
    4. ah vous me rassurez ; Caldwell et son petit arpent du bon Dieu, un vrai régal.
      Eugenides a écrit deux ecellents romans, "The Virgin Suicides" et "Middlesex" ; j'ai été très déçue par le troisième.
      côté écrivains contemporains j'aime aussi beaucoup Anne Tyler qui invente des personnages extrêmement originaux
      je m'arrête à regret mais il faut que je fasse ce pour quoi je suis payée....

      Supprimer
    5. Mon mémoire (intitulé A Strange mixture that could well be life) était justement consacrée à une étude comparée de "God's little Acre" et de "Tobacco Road". Le monde est petit...

      Supprimer
  3. Merci pour le tuyau, je vais de ce pas chez Amazon.
    Amitiés.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci de votre confiance. J'espère que vous l'aurez bien placée et que vous ne serez pas déçu. Tenez-moi au courant !

      Supprimer
  4. Aucune transition agréable... Je me suis endormi avant la fin de votre billet. Chapeau l'artiste !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Heureux que vous vous soyez réveillé pour écrire ce gentil commentaire ! Sans vouloir vous décourager, je vous dirai cependant qu'avec moi la flatterie ne marche pas.

      Supprimer

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.