mercredi 18 janvier 2012

Mon mai 68


Il était temps qu'il arrive! On filait un bien mauvais coton. Pour les anniversaires ou sans raison du tout, on s'était mis à picoler sec avec les copains. Je me souviens d'un cours de philo où les comportements étaient bizarres : une bonne moitié de la classe ronde comme autant de queues de pelles. Et alors? Ben, c'était pas normal. On était AVANT mai 68. Du temps où toute chose était à sa place et toute place à sa chose. Un ordre parfait que rien n'aurait dû perturber. Depuis le début de cette année de terminale, les profs, tous communistes ou apparentés, faisaient leur propagande. Ils appelaient ça des cours. C'était curieux parce que Rambouillet, comme bastion rouge, on avait vu mieux. Ils devaient venir de Paris. Comme beaucoup des internes. Car il y avait un internat qui servait de havre aux exclus de Janson de Sailly. Entre les cuites et les cours assommants on était au bord de la catalepsie.

Et il est arrivé ce fameux mai. Progressivement. D'abord des troubles à Paris. Puis la grève au lycée de Rambouillet. Les profs étaient perplexes voire mal à l'aise. Ils s'étaient mis en grève mais si près du bac, ils faisaient des sortes de cours, quand même. Si un d'entre eux nous avait dit que durant l'année nous avions vu la théorie et qu'à présent nous voyions la pratique, d'autres, sentant que le sol se dérobait sous leurs pieds prêchaient en faveur d'un compromis. Attention, pas d'une compromission ! Un retour à l'ordre où ils puissent paisiblement prêcher l'insurrection, en quelque sorte. Tous ces jeunes qui semblaient les avoir pris au mot, ce n'était pas rassurant. Ils cherchaient, bon pédagogues, à cerner ce que nous pouvions bien attendre comme changements. Personnellement, je n’avais rien à suggérer. Les cours étaient ennuyeux à souhait, les profs avaient une capacité enviable à dépouiller leur matière de tout attrait. De quoi se plaignait-on ? J'étais comme un prisonnier à qui on demande ce qui devrait changer dans l’administration de la centrale pour que celle-ci rejoigne son idéal alors qu’il se contrefiche de ses détails vu qu’il ne rêve que d’en sortir. Et puis, à deux mois de la libération…

Un jour, faute de carburant, le ramassage scolaire s’interrompit : plus de lycée. Mon copain Philippe passa me prendre avec sa voiture. Il lui restait un peu d'essence. On a fait un tour au lycée qui était en "révolution". AG et tout. On en entendit de belles. Conquis de fraîche date à l'idéal révolutionnaire, c'était à qui, parmi ces enfants de bourgeois, sortirait les propos les plus enflammés. Dans le genre délirant, on avoisinait le chef-d’œuvre. On est partis écœurés par tant d'âneries. Pas question d’y retourner ! 

Que faire? La situation paraissait assez simple: tout ça allait se tasser. C'est bien joli un mois de mai, seulement après 31 jours, il n'en reste plus. Ce n'était pas les propos ineptes de Cohn-Bendit et consorts, relayés par des adolescents naïfs, qui allaient changer le monde. J'en étais certain. D'autant plus que sur le territoire de la jolie commune où j'habitais se trouvait un camp militaire. Et que sur ce camp militaire, depuis le début du mois, venant de Pau, s'étaient installés de gentils parachutistes. Au cas où. La rumeur disait que nous n'étions pas les seuls aux alentours de Paris à bénéficier de cette rassurante présence.

Bref, il était temps de penser au bac. Il y avait trois ans que je ne foutais rien. Ou pratiquement rien. J'étais passé de seconde scientifique en première littéraire grâce à deux compositions françaises plutôt réussies. Puis de première en terminale parce qu'on ne peut pas faire redoubler un premier prix de français en section littéraire même s'il ne fait strictement rien dans les autres matières. En terminale, c'était en histoire que j'aurais eu le prix. S'il y en avait eu un. Mais avec tous ces événements… Le bac étant inéluctable, je me lançais donc dans des révisions (plutôt des visions) acharnées. Je m'ennuyais tant au lycée que l'idée d'en faire une année de plus m'était insupportable. Comme le fait d'y avoir passé 3 ans de ma vie pour rien m'aurait fortement contrarié.

En huit jours, j'avais fait tout le programme de maths et tous les exercices du livre. Dérivées et intégrales n'avaient plus de secrets pour moi. La géo, la philo, les œuvres de français, je m'ingurgitai tout en un temps record. Le soir, je jouais au ping-pong au foyer communal. Si le tournant vers un rétablissement des choses fut pris le 30 mai, il fallut cependant encore un bon mois pour que tout se tasse et que je peaufine mes savoirs. Le 27 juin on annonçait que le bac serait purement oral. Ça m'arrangeait bien. Les épreuves se passèrent agréablement. Je ne ratai que de peu la mention bien.

C'est ça mon mai (-juin) 68. Vraiment pas de quoi pavoiser.

18 commentaires:

  1. En huit jours, j'avais fait tout le programme de maths. Dérivées et intégrales n'avaient plus de secrets pour moi.
    Fermat, Newton et Leibniz doivent se demander comment ils ont pu perdre des années de recherches sur un sujet aussi simple.
    Mais vous devez le savoir, puisque votre point fort c'est l'histoire.
    Pour ne fâcher personne, on va dire que je plaisante.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Entendons-nous bien : j'étais capable de faire les exercices relatifs à ces équations. De là à y avoir compris quoi que ce soit... D'ailleurs, je n'en garde aucun souvenir !

      Supprimer
    2. Je m'en doutais, c'était pour taquiner.

      Supprimer
  2. Moi mon point fort, c'est la modestie, et là je ne plaisante pas.

    RépondreSupprimer
  3. Après on s’étonne… La "génération 68" et la "promo 68 du Bac" a pu s’enfler les chevilles en ayant fait l’expérience que ce dont leurs aînés se faisaient une montagne n’était qu’une formalité acquise "parce qu’ils le valent bien"… On a vu la résultante…

    Môa m’sieur, j’étais déjà "gréviste contraint" le jour et "vidangeur bénévole de fac occupée" la nuit…
    Tiens ? C’est une idée. Non ! Je n’en ferai pas un billet… Mais ça me donne quand même l’idée de publier peut-être quelques extraits de mes "mémoires". En toute vanité bien entendu…

    RépondreSupprimer
  4. Racontez-nous, oncle Plouc, racontez-nous ! Et soyez modeste, s'il vous plaît !

    Il se trouve que ce n'est que 6 ans plus tard que j'ai entamé mes études supérieures. J'étais donc en "compétition" avec des jeunes ayant passé un "vrai" bac. Cette "compétition" ne s'avéra pas, en toute modestie, bien rude...

    RépondreSupprimer
  5. J'ai toujours un peu envié ceux qui avaient vraiment vécu 68.
    J'ai raté ça !
    J'étais en CM2, dans une école dont la cour était entourée d'un grand mur. On ne voyait rien mais on entendait les gens manifester.
    Le soir à la télévision j'étais ravie de voir les infos parce que j'espérais que ce serait une "révolution". Mes parents étaient profs d'histoire-géo tous les deux et c'est ce qu'il me semblait devoir retenir des nombreuses conversations qu'ils avaient avec tous leurs amis et auxquelles je ne comprenais rien...si ce n'est qu'une révolution, c'était toujours très chouette !
    Ps: moi j'étais dernière de la classe ( avec le recul je me dis qu'il fallait quand même y arriver, donc j'en suis "presque" fière).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Vécu est un bien grand mot. Je pense que mon côté terre-à-terre m'a fait trouver l'ensemble plutôt ridicule. Mais je suppose que toutes les révolutions, y compris celles qui réussissent, sont aussi ridicules. Les plus ahuris des ahuris se mettent à parler, les autres, pris par l'euphorie les écoutent. Tout cela est plutôt désolant. Dire que ça a constitué pour certains un des temps forts de leur vie. Faut-il qu'ils se soient emmerdés le reste du temps...

      Supprimer
  6. Pour moi c'est une toute autre histoire !
    J'avais été convoquée par la directrice du lycée où ma fille de 11 ans terminait un trimestre en pension, parce qu'à force de tirer sur la ficelle, j'avais été obligée de prendre des mesures coercitives.(On est réac ou on ne l'est pas !)
    Elle était en 4ème, avait une vénération pour sa prof d'histoire maoïste qui lui avait déjà mis dans les mains le "Petit livre Rouge".
    La directrice me fit ses doléances : ma fille haranguait régulièrement ses compagnes juchée sur une table. Elle avait mené une révolte au dortoir qui avait consisté à jeter tous les matelas par les fenêtres, et que sais-je encore.
    Abasourdie, parce que ma fille était plutôt du genre calme et studieux, je lui dis : "Excusez-moi, mais avec tout ce que vous me racontez, pourquoi ne l'excluez-vous pas du lycée ?"
    Réponse : "Mais c'est que je ne peux pas, parce qu'elle fait de la politique !"

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Votre fille était aussi précoce que turbulente ! Quant à sa prof, on hésite. Donner cette collection de slogans sans intérêt à une gamine est-il bien responsable ? Admissible même ?
      Il est vrai qu'avec une telle directrice on pouvait s'attendre à tout...

      Supprimer
  7. Tiens, j'ai fait ma seconde comme interne au lycée de Rambouillet (année scolaire 1970-71, les "événements" étaient encore tout près) et je n'en ai pas un mauvais souvenir, hélas je fus viré en fin d'année pour avoir fait le mur (le jeudi je m'ennuyais à Rambouillet et je sautais dans le train de Paris - sans payer le billet,çà va de soi-).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Interne à Rambouillet ? Vous aurait-on renvoyé de quelque lycée parisien (C'était souvent le cas des internes de mon temps!)?

      Supprimer
  8. N'empêche que si vou aviez fait votre Mai 68 correctement comme tout le monde, aujourd'hui vous seriez au parlement Européen. Ou patron de presse. Ou plein de trucs chouettes encore.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Vous savez, fredi, je ne suis pas certain d'avoir fait quoi que ce soit correctement. N'importe comment, les carrières dont vous me parlez ne m'ont jamais intéressé...

      Supprimer
  9. En 68, j' étais en 6 éme et je refaisais le monde avec mes petits camarades de la cité qui se trouvait à proximité d'un dépôt SNCF, mon frère aîné, lui le veinard se trouvait dans un internat à Creil.

    Je me souviens de mon père qui pour lui amener du linge propre avait fait l'aller-retour Lens (Pas de Calais)Creil(Oise) en mobylette , les fameuses bleues.Il mit toute une journée en rentrant très tard le soir.Je ne sais pas comment il avait fait pour trouver de l'essence.

    Rien de bien palpitant, depuis les meneurs de 68 ont bien réussi, ils conduisent les plus gros 4x4 jamais construit dans la production automobile et ces "ConsdeBandits" sont écolos.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Magnifique dévouement paternel !
      On ne peut pas s'étonner que les meneurs aient réussi. Les bourgeois de gôche pourvus de grandes gueules ont bien des atouts en main...

      Supprimer
  10. En 68, je n'étais même pas encore dans les rêves de mes parents (y ai-je d'ailleurs jamais figuré ?).

    Donc, ce que je connais de cette période en témoignage direct, c'est :

    1/ « On était envoyés pour maintenir l'ordre, et les jeunes, ils nous envoyaient des cocktails molotov dessus, alors il fallait se défendre » (version paternelle, avec un acteur déguisé en appelé du contingent) ;

    2/ « Moi je vivais cloîtrée chez mon premier patron alors j'ai pas vu grand chose, et surtout j'ai rien compris à ce qu'ils demandaient » (version maternelle, avec une actrice grimée en soubrette).


    Après ça, je regarde d'un oeil amusé le spectacle des ploucs bouffis de leur propre importance qui ont creusé leur place grâce à une sorte d'idéalisation de cette "révolution"-là...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. S'il n'y avait que mai 68 ! La période 39-45 telle que relatée par mes parents était bien différente de la version qu'on en donne aujourd'hui. La disparition des témoins favorise l'idéalisation et toutes les simplifications.

      Supprimer

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.